dimanche 24 février 2013

Analyse sémantique et communication interne


Lors d’un petit-déjeuner, les cabinets Inergie et Inférences – réunis pour la circonstance – ont présenté une offre commune d’audit de communication interne. Cécile Mérieau d’Inergie a rappelé la nécessité d’évaluer les dispositifs de communication interne auprès des utilisateurs. Jean Laloux d’Inférences est revenu de son côté sur les enseignements fournis par les analyses sémantiques de larges corpus constitués de la « parole » de l’entreprise et de ses salariés.

La communication interne n’échappe pas au mouvement de défiance des citoyens – qui sont aussi des salariés – à l’égard de la communication des entreprises. Apparue dès la fin des années 90 cette défiance n’a pas cessé depuis de s’amplifier. La montée en puissance des générations Y et Z ne va rien arranger, et c’est donc à nouveaux frais que les communicants doivent dès à présent se reposer ces quatre questions fondamentales : dire quoi, comment, à qui et pourquoi ?

Sauf à vouloir rejouer sempiternellement les partitions qui ont grandement contribué à ce « malaise dans la communication », la convocation de la sémantique apparaît comme une approche… sensée !

Quels thèmes sont privilégiés dans les supports de l’entreprise ? Quels mots sont choisis pour les aborder ? Quelles valeurs sont explicitement et implicitement mises en avant ? Quels dispositifs argumentatifs sont mobilisés ? Quelles signatures sémantiques présentent les différents supports ? Comment les faire évoluer au regard des réelles attentes des salariés ? Etc. En analysant des corpus constitués de centaines de milliers de mots représentant des mégas de données textuelles, les outils et les méthodes d’Inférences en matière d’analyse sémantique permettent aujourd’hui de répondre à ces questions.

Renouveler ainsi les figures imposées de la communication interne en l’inscrivant dans un discours de vérité et non plus seulement de séduction ou de simple transmission d’information ! Initier donc une communication plus dialogique que strictement informative ou fictivement associative. C’est à tout cela que doit aujourd’hui servir la sémantique appliquée à la communication interne de l’entreprise.
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jeudi 13 septembre 2012

Réputation et coopération : de l’évolution naturelle à l’entreprise contemporaine


La « lutte pour l’existence » a longtemps dominé la version vulgarisée du darwinisme, et elle est certainement une réalité : le fait est que les organismes et populations luttent pour des ressources, des territoires ou des accès aux partenaires sexuels. Mais à côté de la compétition, les sciences du vivant ont découvert au cours des quatre dernières décennies l’importance de la coopération dans l’évolution des espèces. Et particulièrement de l’espèce humaine.

Pourquoi coopérer ? Il existe cinq stratégies à l’œuvre dans le vivant, comme le rappelle dans un brillant essai le biologiste et mathématicien Martin Nowak (2012a).
  1. La réciprocité directe : un individu a tendance à aider un autre individu l’ayant aidé (réciproquement, il aura tendance à trahir celui qui l’a trahi) ;
  2. La sélection spatiale ou réciprocité de voisinage : les individus en voisinage ont plus de relation d’entraide que les individus isolés ;
  3. La sélection de parentèle : puissante, elle pousse un individu à coopérer avec ceux qui partagent ses gènes (en commençant bien sûr par la famille) ;
  4. La coopération par réputation (ou réciprocité indirecte) : un individu ayant bonne réputation va s’attirer plus facilement l’aide de ses congénères ;
  5. La sélection de groupe aboutissant à la coopération universelle : certains individus peuvent accomplir des actes gratuits purs, qui servent à tout le groupe (la population, l’espèce).
Pour Martin Nowak, le succès rapide de l’espèce humaine provient du fait que nous sommes non seulement une espèce sociale, mais aussi une espèce « supercoopérative ». La raison ? Elle tient au langage qui a boosté les premier et quatrième mécanismes de coopération (réciprocité directe ; réciprocité indirecte de réputation). Grâce au langage, nous échangeons des quantités phénoménales d’information sur notre milieu principalement sur notre milieu social. Nous parlons les uns des autres, donc nous sommes portés à sélectionner dans notre entourage « informationnel » des individus ou des organisations dont on attend une certaine réciprocité. Comme le rappelle Matin Nowak (2012b), « nous sommes obnubilés par les interactions sociales et essayons de nous positionner au mieux dans le réseau qui nous entoure. Des études ont montré que les gens décident toujours en se fondant en partie sur la réputation, lorsqu’ils doivent choisir un organisme de bienfaisance ou une entreprise à soutenir ».

« Entreprise », le mot est lâché. L’imaginaire dominant voici peu était encore celui de la compétition généralisée, la lutte pour la survie dans une concurrence impitoyable du marché. Or, l’entreprise obéit elle aussi aux lois de l’évolution naturelle et sociale : sans la réputation et la coopération, elle décline, elle ne mobilise pas (ou mal) ses collaborateurs, elle n’inspire pas (ou peu) confiance à ses parties prenantes, elle néglige son public de client ou consommateur, n’incitant pas à cette interaction de base qu’est l’échange.

A l’heure des médias numériques, des réseaux sociaux et de la transparence quasi-intégrale, cette pression sur la réputation en vue de la coopération est plus forte que jamais. Cela signifie pour l’entreprise que la maîtrise de ses flux d’information est indispensable à la survie, a fortiori au succès. Mais dans cet écosystème numérique, gare aux tentatives maladroites et insincères de manipulation : elles entament en un clic de souris la réputation de l’entreprise, et produisent aisément des catastrophes relationnelles, donc économiques.

Nowak M, R. Highfield (2012a), Super Cooperators. Altruism, Evolution, and Why We Need Each Other to Succeed, Free Press.
Nowak M (2012b), Les cinq piliers de l’entraide, Pour la Science, 419, 68-72.

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vendredi 20 avril 2012

Sémiotique (sauvage) des professions de foi politiques


Comme tous leurs concitoyens, l’équipe du cabinet Inférences a reçu cette semaine les professions de foi des candidats à l’élection présidentielle. Notre vocation n’est certes pas de produire des analyses politiques, mais nous vous livrons ici quelques observations rapides sur des éléments marquants dans le langage des politiques.

La nation à droite ; le concept à gauche…
Il est intéressant de noter que tous les candidats plutôt classés à droite de l’échiquier politique se réfèrent à la France dans leur slogan de première page : une « France forte » pour Nicolas Sarkozy, une « France libre » pour Nicolas Dupont-Aignan, une « France solidaire » pour François Bayrou, et un large « oui, la France » pour Marine Le Pen.

A cette inscription dans le registre de la nation, les candidats de gauche préfèrent des références à des concepts ou à des dynamiques : le « vrai changement » d’Eva Joly, « prenez le pouvoir » de Jean-Luc Mélenchon, « le changement c’est maintenant » de François Hollande, « une candidate communiste » pour Nathalie Artaud, « aux capitalistes de payer leurs crises » pour Philippe Poutou. L’inclassable Jacques Cheminade se démarque par des références étrangères et ciblées : « Un monde sans la City ni Wall Street ».

Côté couleur, la dominante est bleue pour la droite, rouge pour la gauche, et les lunettes vertes d’Eva Joly s’imposent assez malicieusement dans un portrait en gros plan. Mais il y a deux exceptions à cette colorisation attendue de la bipolarisation et de l’écologie : François Hollande a choisi le bleu qui domine plutôt dans le camp adverse, François Bayrou a tenté une synthèse entre des éléments rouges sur un fond bleu, qui sied assez logiquement à son positionnement centriste.

Le "je" et le "nous"  ne sont pas politisés…
Qu’en est-il du « nous » et du « je » ? Ces pronoms décident d’une adresse personnelle ou collective aux électeurs, centrant plus ou moins le message sur le candidat ou sur ses idées. Les candidats les plus « impersonnels », usant du « nous » et de formes infinitives ou impératives, sont Philippe Poutou, Jean-Luc Mélenchon, Nathalie Artaud et Jacques Cheminade. Très peu de « je » pour ces discours orientés résolument sur des idées plutôt que des personnes. Trois autres utilisent un mix équilibré entre des propositions générales et impersonnelles d’un côté, des adresses à la première personne d’un autre côté : Eva Joly, Nicolas Sarkozy et Nicolas Dupont-Aignan. Nous avons enfin trois champions du « je », avec des slogans à la première personne qui ponctuent leur profession de foi (« je vais », « je garantirai », « je proposerai », etc.) : François Hollande, François Bayrou et Marine Le Pen.

Ces observations ne permettent certes pas de décider, mais offrent des perspectives intéressantes sur les connotations associées à la communication politique. Nous vous souhaitons un bon vote dimanche prochain !

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mardi 17 avril 2012

Un édito sur la sémantique du développement durable dans le discours des entreprises

Dans l'éditorial de la Newsletter n°12 de Communication & Entreprise, nous avons rappelé l'enjeu majeur de toute communication durable : tenir impérativement à distance la tentation de travestir la réalité des actions accomplies en matière de RSE. L'objectif doit au contraire viser la diffusion de connaissances réelles et de pratiques susceptibles de créer une valeur durable et partagée.
Pas si simple quand les actions de l’entreprise hésitent encore entre actions responsables en faveur de l'entreprise elle-même et de l’ensemble de la collectivité, et actions en faveur de sa stricte efficacité économique. L'entreprise est un acteur complexe aux objectifs multiples, donc nécessairement confronté à des objectifs contradictoires. Assumer ces contradictions constitue peut-être un premier pas vers une communication durable… 


Sur les résultats de l'étude, lire aussi notre entretien au webzine de Communication & Entreprise 
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mardi 10 avril 2012

Analyse sémantique du discours corporate des entreprises sur le développement durable / 2e édition

En collaboration avec Communication & Entreprise, le cabinet Inférences vient de publier la deuxième édition de son analyse sémantique du discours corporate des entreprises sur le développement durable.


Pas de bouleversement majeur du discours des entreprises sur le développement durable dans cette deuxième édition. Les fondamentaux ont peu bougé entre 2009 et 2011, même si l’on constate le renforcement de l’idée que le développement durable est un levier stratégique suffisamment puissant pour que des moyens et de fortes expertises lui soient consacrés.

Les principaux enseignements de cette analyse sont les suivants :

Développement durable ou RSE, une ambiguïté lexicale aux implications importantes sur l’usage du « mot » et la pratique de la « chose » 
Le lexique mobilisé pour évoquer l’action de l’entreprise en faveur du développement durable ne semble pas encore tout à fait stabilisé. Développement durable est encore utilisé 3 fois plus souvent que ne l’est RSE (7 fois plus dans le seul discours des dirigeants), alors même que le discours global de l’entreprise tend à faire la part belle à une conception très pragmatique du développement durable, donc à la RSE… Si le premier mot connote plus volontiers une vision ou une politique, le second renvoie généralement à une démarche et des pratiques concrètes. Une bonne distribution des rôles donc mais qui souffre de nombreuses exceptions qui devraient alerter la communauté des communicants.

Fin d’une utopie et de la culpabilisation morale… naissance d’un monde de projets !
Les postures morales marquent le pas, au bénéfice d’une éthique de l’action propre à l’entreprise et à l’exercice de sa rationalité. Sur fond de volontarisme et d’indicateurs mesurés, nous assistons au troc d’une posture jusqu’à présent tout en « savoir-être », pour une mobilisation de « savoir-faire » experts dont l’entreprise revendique désormais la maîtrise.

De la gestion des contraintes exogènes à la revendication de contraintes endogènes
Le développement des chartes (d’éthique, RSE, d’engagements responsables…) constitue en effet un signe qui tend vers l’imposition de contraintes endogènes. Au respect de la loi, vient désormais s’ajouter celui de principes édictés par l’entreprise elle-même et qui ont – peut-être parfois un peu facilement – force de preuves.

Une aspiration relationnelle encore souvent abstraite
Le « dialogue avec les parties prenantes » remporte un franc succès dans la rhétorique de l’entreprise. Incontestablement désiré, bien souvent revendiqué, ce dialogue reste toutefois bien abstrait : quelles parties prenantes ? Quelle nature de dialogue ? Pour dire quoi au juste ? Pour quels constats ? Ces questions restent sans véritables réponses. L’entreprise relationnelle n’est donc pas à l’ordre du jour. Relationnelle et dialogique, l’entreprise le deviendra dès lors que sa communication sera suffisamment « adulte » pour entrer dans des processus authentiquement dialectiques avec ses parties prenantes. Des processus qui supposent que l'entreprise assume certaines contradictions et cesse de présenter un visage lisse auquel, du reste, plus personne ne croît. Alors seulement, le « dialogue avec les parties prenantes » trouvera sans doute à s'incarner…
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lundi 27 juin 2011

Face à une crise… Préserver sa réputation en ligne !

Lors de la conférence annuelle de l’International Communication Association, en mai dernier, une doctorante de l’Université du Missouri a délivré les résultats préliminaires d’une étude qui ne manquera pas d’intéresser les entreprises.

Bo Kyung Kim s’est penchée avec son directeur de thèse (Hyunmin Lee ) sur l’effet des commentaires négatifs postés sur les réseaux sociaux, à l’occasion d’une crise. L’opinion d’un panel de volontaires a été initialement testée à propos de quatre marques automobiles. Ils ont ensuite été informés qu’une crise avait affecté ces dernières et l’un de leur produit en particulier. Puis, des extraits des réseaux sociaux facebook et Twitter, ainsi que des commentaires divers (blogs et forums) ont été soumis aux participants. Les commentaires étaient soit négatifs, soit neutre ou positif (quand ils émanaient de personnes n’ayant pas été affectées par la crise). À la fin de l’expérience, les avis des consommateurs concernant la marque étaient de nouveau testés.

Résultat : l’opinion négative vis-à-vis des quatre marques automobiles a été proportionnée à celle exprimée sur les réseaux sociaux, sans variation notable en fonction de la source (Facebook, Twitter, etc.). Les plaintes de victimes ont été mieux mémorisées et jugées plus crédibles que les commentaires neutres ou positifs. Et l’hypothèse de boycotter une marque à l’avenir était plus forte pour celles qui avaient reçu les opinions les plus négatives. Bo Kyung Kim en conclut qu’en situation de crise, les marques gagnent à s’expliquer face aux critiques plutôt qu’à laisser monter la colère ou d’autres émotions négatives.

Cette conclusion n’a bien sûr rien de surprenant. Elle est partagée par les travaux des spécialistes de la question, dont plusieurs étaient réunis à Paris en début de semaine dernière, à l’occasion de l’e-Reputation Day co-organisé par Veille Magazine et la web agency Valtech. Mais les entreprises sont confrontées à des défis concrets : comment assurer la veille efficace de médias où il se poste plusieurs dizaines de messages par secondes ? Quelle est l’influence relative de chaque source parmi des millions d’autres ? Comment repérer automatiquement des opinions négatives associées à sa marque ? Quel registre argumentaire est le mieux approprié, pour éviter d’ajouter la crise à la crise par une communication mal adaptée aux communautés en ligne ?

La réponse à ces questions va devenir de plus en plus stratégique. Née un clavier à la main et un écran devant les yeux, la génération des digital natives est appelée à construire et déconstruire les réputations en ligne. Il lui est aussi naturel de donner son avis qu’il pouvait l’être à ses grands-parents d’écrire au service réclamation d’une entreprise ou au courrier des lecteurs de leur média favori. Sauf qu’évidemment, les avis des consommateurs en ligne sont désormais publics, innombrables et parfois contagieux…

Référence : Lee Hyunmin et Kim Bo Kyung (2011), Expanding the situational crisis communication theory: An examination of the impact of angry social media content, 14e conférence de l’International Communication Association, Miami.
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jeudi 23 juin 2011

Influenceurs et adopteurs. La qualité prime sur la quantité au sein des réseaux sociaux

Gérard a 978 amis sur Facebook, Séverine totalise 654 connexions sur Linkedin et Rafaël dépasse les 1 000 followers sur son compte Twitter. Cela signifie-t-il qu’ils ont une influence majeure dans leurs réseaux respectifs ? Pas forcément, selon une étude que vient de publier le Journal of Marketing Research.

Zsolt Katona (Université Berkeley), Peter Pal Zubcsek (Université de Floride) et Miklos Sarvary (INSEAD) ont analysé trois ans de données sur des réseaux sociaux européens, suivant 4 millions d’utilisateurs et leurs 100 millions d’amis. Sur les réseaux en question, qui n’ont pas de publicité, on ne peut devenir membre d’un cercle que sur cooptation d’un membre existant. C’est le seul bouche-à-oreille de la réputation qui construit l’évolution des influences internes au réseau.

Certes, les trois chercheurs ont trouvé une corrélation positive entre le nombre de contacts et l’influence du membre. Les stratégies d’e-marketing n’ont donc pas tort de considérer cette population comme leur cible prioritaire. Mais cette corrélation masque un phénomène d’entropie : passé un certain seuil de croissance des contacts, l’influence décroît nettement, puis stagne. Les membres les plus populaires d’un réseau ne représentent donc pas forcément sa dynamique interne. Autre découverte : c’est surtout la densité des échanges entre les adopteurs présents dans un réseau d’influence qui va déterminer le comportement d’adoption des autres membres. Ce qui suppose que le réseau soit vivant et riche d’interconnexions.

L’analyse des réseaux sociaux est devenue un élément à part entière du management de la relation client, de la marque, de la réputation corporate comme des campagnes de marketing viral. The Economist estimait récemment que ce marché mondial s’élève déjà un milliard de dollars et que sa croissance ne fait que commencer. Mais déchiffrer toutes les arcanes de cette nouvelle société de conversation va demander du temps…

Références : Katona Z et al (2011), Network effects and personal influences: The diffusion of an online social network, J Marketing Research, 48, 3, e-pub
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mercredi 15 juin 2011

Valeurs, sentiments et intérêts. Exploiter tous les leviers de la coopération

Opposée à la compétition ou à la prédation, la coopération est reconnue comme une qualité essentielle des groupes humains. Elle est notamment une condition de succès des sociétés complexes à forte division du travail et spécialisation des activités, créant ainsi une interdépendance globale. Au sein d’un groupe comme l’entreprise, la coopération optimale entre les acteurs est évidemment le fondement du succès.

Les ressorts psychologiques de cette coopération sont souvent réduits à l’intérêt : nous coopérons car nous y trouvons notre compte. Mais n’est-ce pas une vision réductrice de l’esprit humain, qui se prive de leviers d’action importants ? Les découvertes récentes des sciences de la cognition et du comportement le suggèrent fortement.

Deux études indépendantes consacrées à la coopération le démontrent. Toutes deux ont fait appel à la même méthodologie : des volontaires (180 et 30 respectivement) doivent pratiquer un jeu d’argent impliquant soit un comportement compétitif (maximiser le revenu pour soi), soit un comportement collaboratif (maximiser le revenu global, le sien et celui d’un tiers). Dans le premier travail, Jennifer Jacquet et ses collègues ont fait varier le contexte du jeu avec des marqueurs de honte ou d’honneur, selon le comportement de l’individu face au groupe. Dans la seconde recherche, Luke Chang et ses collègues ont directement observé en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle des zones cérébrales dont on sait qu’elles sont associées au sentiment de la culpabilité.

Les conclusions de ces deux travaux sont convergentes : la voie du sentiment, et non pas seulement de l’intérêt, est très efficace pour motiver la coopération. Par exemple, la perspective de l’honneur ou de la honte fait augmenter de 50 % les comportements coopératifs dans les groupes de la première expérience.

L’entreprise n’est pas toujours à l’aise quand elle sort de la stricte rationalité économique. Pourtant, l’expérience du cabinet Inférences a montré que le management par les valeurs partagées du groupe est susceptible de produire des gains d’efficacité, en donnant du sens aux actions et en renforçant le sentiment d’appartenance. Et l’explosion de l’expression individuelle et sociale par les technologies d’information et de communication a montré l’importance que nous attachons au regard d’autrui dans l’évaluation de nos actes.

Références : Jacquet J et al (2011), Shame and honour drive cooperation, Biology Letters, e-pub, doi: 10.1098/rsbl.2011.0367 ; Chang LJ et al (2011), Triangulating the neural, psychological and economic bases of guilt aversion, Neuron, 70, 3, 560-572, doi : 10.1016/j.neuron.2011.02.056
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lundi 6 juin 2011

Les nœuds, les flux et leur maîtrise. Les réseaux sont-ils incontrôlables ?

Les réseaux sont partout dans l’environnement naturel, social ou technologique. Ils sont constitués de nœuds et de liens (flux) entre les nœuds. Les gènes peuvent être considérés comme un réseau de section d’ADN (nœuds) capable d’envoyer des messages. Et il en va bien sûr de même pour les membres de Facebook, Copains d’avant, LinkedIn ou tout autre réseau social du Web.

Intuitivement, on pense que ces réseaux sont très difficiles à contrôler du fait même de leur organisation décentralisée et de leur horizontalité. Le modèle du réseau comme forme idéale d’organisation s’oppose à celui de la pyramide, où le sommet descend hiérarchiquement vers la base. Cette incontrôlabilité peut être perçue comme un avantage pour les réseaux sociaux (liberté individuelle) et un obstacle pour les réseaux biologiques (difficulté à administrer un médicament efficace)

Dans un article de la revue Nature, Yang-Yu Liu, Jean-Jacques Slotine et Albert-László Barabási suggèrent cependant que cette idée n’est pas exacte. En combinant les outils de la science des réseaux avec ceux de la théorie du contrôle, les trois chercheurs montrent que l’on peut en réalité parvenir à un contrôle partiel de ces réseaux, les faire évoluer d’un état initial donné vers un état final souhaité. Selon divers facteurs (taille et complexité du réseau), un certain nombre de « nœuds stratégiques » sont nécessaires pour cela : une fois ces nœuds gagnés, c’est-à-dire envoyant la bonne information au reste du réseau, l’évolution peut être rapide.

Pour Liu et ses collègues, les réseaux sociaux sont plus faciles à cibler ainsi : ils estiment que 20 % des nœuds sont des moteurs d’influence, contre par exemple 80 % dans un réseau de gènes. Autre idée reçue : les nœuds d’apparence les plus centraux (ceux par exemple ayant le plus d’amis sur Facebook) ne sont pas nécessairement les plus importants pour faire basculer le réseau d’un état vers un autre. Les voies de l’influence sont donc particulièrement complexes dans le monde des réseaux et exigent, certes des outils, mais aussi beaucoup « d’intelligence humaine ».

Référence : Liu YY, Slotine JJ, Barabási AL (2011), Controllability of complex networks, Nature, 473, 167-173, doi:10.1038/nature10011
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mercredi 25 mai 2011

Sensibilité à fleur de… crise. Crises : réalités et perceptions

D’un avion de ligne s’écrasant sur les tours jumelles de Manhattan à un directeur du FMI arrêté pour présomption de viol, d’effondrements financiers historiques en séismes et tsunami accouchant d’accidents nucléaires, de révolution des peuples arabes en crise de l’endettement européen, de chocs pétroliers et énergétiques en yo-yo du cours de matières premières et agricoles, on a parfois l’impression que notre monde est désormais formé d’une succession d’événements inattendus, porteurs de crises et de catastrophes à venir. S’agit-il d’une illusion ou d’une réalité ?

Une perception de la réalité en évolution
Pour l’hypothèse de l’illusion, le dernier essai de Bruno Tertrais nous assure que « l’apocalypse n’est pas pour demain ». Cet enseignant et chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique passe en revue toutes les statistiques disponibles, et conclut : sur le long terme, notre monde n’a jamais été aussi riche, bien nourri, bien soigné, paisible. Nos grands-parents vivaient moins longtemps, dans un environnement moins sain avec moins de choix de vie ; c’est vrai les pays les plus riches, mais aussi dans les pays les plus pauvres. Les grandes menaces environnementales comme la perte de biodiversité ou le réchauffement climatique sont encore entachées de nombreuses incertitudes scientifiques sur l’évaluation exacte de leur portée. La mortalité globale par guerre et terrorisme a reflué. Et les grandes crises économiques n’effacent nullement les gains de croissance cumulés décennie par décennie.

Qu’est-ce qui a changé dès lors ? Peut-être tout simplement notre sensibilité à la crise. D’abord dans un sens psychologique : génération après génération, la modernité se montre de plus en plus sensible à la souffrance, à l’injustice, à la violence et à l’exclusion. Nous nous étonnons que des aïeux aient toléré des situations que nous jugeons intolérables. Et que leur existence ait été parsemée de risques que nous estimons désormais inacceptables. Mais l’accentuation de notre sensibilité au risque a également une base médiologique : la télévision d’abord, Internet ensuite favorise la circulation et la démultiplication des images (qui frappent les imaginations) et des conversations (qui, par un tropisme humain bien connu, concernent plus fréquemment les mauvaises que les bonnes nouvelles et donne une prime de diffusion au plus sensationnel ou au plus inquiétant).

Les entreprises face à l’”amplificateur Internet”
Pour les entreprises, cette plus grande sensibilité à la crise se manifeste de manière aiguë par l’importance croissante de l’image de marque, des effets de mode et de la dépendance à de nombreuses parties prenantes pouvant se montrer susceptibles à des événements ou des informations adverses. Stéphane Lauer rappelle dans Le Monde la portée de ce nouvel environnement. Tepco ruiné par un accident nucléaire, Sony affaibli par des cyber-attaques, Servier cloué au pilori pour un problème sanitaire, Renault déstabilisé par une pseudo-affaire d’espionnage, Orange France Telecom montré du doigt après le suicide de salariés, BP entraînée par une marée noire, la Société Générale secouée par un trader imprudent… on n’en finirait pas de lister ces entreprises puissantes qui traversent des situations de crise, et doivent les gérer au mieux pour sauver leur activité dans la pire hypothèse, ou pour préserver leur réputation dans la moins mauvaise.

Face à une crise, les entreprises doivent gérer sa réalité (les causes et les conséquences matérielles et humaines) comme sa perception (les impacts psychologiques chez les collaborateurs et dans l’opinion), en ayant à l’esprit que la seconde dimension, du fait de notre sensibilité accrue aux situations menaçantes ou révoltantes, est désormais capable d’amplifier à l’extrême les effets néfastes de la crise. Elles doivent pour cela se doter d’outils nouveaux, plus fins dans l’analyse des opinions (leur nature, leur genèse, leur propagation), plus réactifs dans la réponse. Là comme ailleurs, c’est du côté d’Internet que les regards se tournent, compte tenu de son rôle désormais moteur dans la production de l’information partagée. Ce que la crise DSK a encore rappelé : radios et télévisions ont couru derrière Twitter tandis que les réseaux sociaux, pure players et grands éditorialistes en ligne lançaient le procès des anciens médias.

Références : Lauer S (2011), Les entreprises, les crises et le principe de réalité, Le Monde, 1er mai. Tertrais B (2011), L’apocalypse n’est pas pour demain. Pour en finir avec le catastrophisme, Denoël.
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mardi 17 mai 2011

Un essai stimulant de Benoît Sillard. Maître ou esclave du numérique ?

Dans la multitude des écrits qui paraissent sur Internet depuis quelques années, rares sont ceux parviennent à concilier un sens efficace de la synthèse avec une certaine ampleur de vue dans les perspectives. Le livre de Benoît Sillard paru la semaine dernière s’inscrit dans cette catégorie : si vous avez envie de comprendre ce que l’Internet change en profondeur dans nos existences, nos actions et nos représentations, sa lecture est tout indiquée.

Son auteur connaît son sujet. Côté privé et business, il est aujourd’hui président directeur général de CCMBenchmark Group dont les sites (Comment ça marche, l’Internaute, le Journal du Net…) figurent dans le top 100 mondial de la fréquentation. Côté public et politique, il a été délégué interministériel aux usages de l’Internet (PC étudiant à 1 euro, Internet accompagné à domicile, etc.). Aucune dimension du réseau ne lui est donc étrangère. Maîtres ou esclaves du numérique propose, en onze chapitres denses, un tour d’horizon de la « civilisation numérique » en émergence.

Pour Benoît Sillard, l’invention et l’extension de l’Internet se comparent à celles de l’imprimerie. Voici cinq siècles, l’outil de Gutenberg n’a pas seulement remplacé plus efficacement les copistes : il a bouleversé les croyances (diffusion de la Réforme, puis de l’athéisme), la connaissance (construction des sciences expérimentales, échange des idées), la politique (presse et opinion publique, progression des idées démocratiques et révolutionnaires), la fiction et l’expression de soi (naissance du roman, diffusion des récits historiques nationaux). Internet, plus largement les réseaux numériques interconnectés et accessibles sur écrans, représente le même bouleversement en cours. Ceux qui y voient un « gadget » de plus s’ajoutant aux médias se trompent du tout au tout : non seulement le numérique intègre et dépasse tous les anciens médias, mais il représente une nouvelle lecture et écriture du monde. Cela à une vitesse sidérante : les « digital natives » nés après 1980 ne vivent plus tout à fait sur la même planète que leurs parents ou grands-parents, l’écran numérique est l’interface naturelle, spontanée, permanente de leur rapport aux autres et au monde. L’explosion inattendue des réseaux sociaux doit se lire, selon Benoît Sillard, comme un épiphénomène d’une tendance de fond, d’une révolution sans violence : les tribus remplacent les masses, les réseaux horizontaux prolifèrent tandis que chancellent les pyramides verticales, la connaissance partagée explose face aux vieux savoirs spécialisés et concentrés, les mondes virtuels se propagent en parallèle du monde réel commun, non sans le modifier de multiples manières.

Les questions proprement économiques font l’objet de plusieurs chapitres. Ils permettront de comprendre des enjeux de première importance pour bon nombre d’entreprises qui ont parfois du mal à produire leur mue 2.0 quand il faut déjà préparer la métamorphose 3.0 : comment le « social knowledge » (web collaboratif et participatif) modifie la communication interne et le partage de savoirs stratégiques ? Pourquoi réputation et notoriété deviennent la base du capital de confiance des cadres, dirigeants, marques et entreprises ? Que faire pour profiter du plébiscite du gratuit face au payant ? Comment la propriété intellectuelle, base du capitalisme cognitif, peut évoluer dans les années à venir ? Qu’est-ce qui permettra la création de valeur quand les flux informationnels prennent une part prépondérante dans la conception, production et différenciation des éléments matériels ?

Chaque chapitre se termine par une « nouvelle » imaginant la vie possible en 2049 – si l’un des scénarios dressé dans le livre se réalise et si le numérique a bel et bien continué de transformer nos existences individuelles et collectives. L’auteur invite ses lecteurs à construire leurs propres scénarios et à en débattre sur le Journal du Net. Et envisage prochainement une mise en ligne évolutive de son texte, permettant à tous d’en suggérer des modifications en fonction de ses connaissances et expériences. Car c’est aussi cela l’Internet : chacun peut s’approprier et modifier le flux global de l’information. L’essai de Benoît Sillard n’est pas à découvrir, mais aussi à partager et transformer!

Référence : Sillard B (2011), Maîtres ou esclaves du numérique ? 2049 : Internet, notre second cerveau, Eyrolles, 246 p, 17 euros.

Nota : les bonnes feuilles du livre paraissent en feuilleton sur le Journal du Net
http://www.journaldunet.com/ebusiness/
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Etes-vous préparé au capitalisme cognitif ? La valeur du capital… humain

D’où vient la richesse des nations ? Depuis Adam Smith, cette question a fait couler beaucoup d’encre. Certains considèrent que les institutions (État de droit et marché économique) sont la cause du succès, d’autres renvoient à des considérations historiques, géographiques, climatiques, environnementales, technologiques voire religieuses.

Heiner Rindermann (Université Chemnitz, Allemagne) et James Thompson (University College de Londres, Royaume-Uni) se sont penchés sur un autre facteur : la capacité cognitive. Ils ont ainsi comparé depuis 50 ans les PIB et les indices de cette valeur cognitive disponibles pour 90 États (tests de QI, nombre de brevets et licences par habitants, nombre de prix Nobel). Le résultat fait apparaître que l’intelligence moyenne est liée à la croissance économique : selon le calcul des auteurs, à chaque point de QI gagné correspondrait 229 $ constants de PIB. La différence est encore plus marquée pour les percentiles supérieurs (c’est-à-dire le niveau des 5% les plus éduqués de la population), où un point de QI correspond à 468 $. « Au sein d’une société, observent les chercheurs, la part des personnes les plus intelligentes est importante pour la productivité. Ils sont en pointe pour le progrès technologique, l’innovation, la direction du pays ou celle des organisations, comme entrepreneurs, etc. ».

Bien sûr, la causalité est complexe et en partie circulaire : la qualité cognitive moyenne d’une population dépend en partie de la qualité de son système éducatif, qui provient elle-même de la richesse, c’est-à-dire la part de la valeur créée qui est dédiée à l’instruction des enfants et la formation des adultes.

Mais le résultat de Rindermann et Thompson confirme ce que d’autres ont diagnostiqué : le capitalisme productif fondé sur la force de travail et de transformation physique du monde cède la place à un capitalisme cognitif où les tâches sont de plus en plus abstraites, symboliques, immatérielles, et requièrent davantage la mobilisation des neurones que des muscles. L’intelligence purement logique est loin d’être la seule concernée, car l’intelligence verbale ou l’intelligence contextuelle sont aussi des conditions d’adaptation à l’évolution des marchés et des entreprises. On en revient à l’homme : « Je pense que dans l’économie moderne, le capital humain et l’aptitude cognitive sont plus importants que la seule liberté économique », observe Rindermann. Plus que jamais, les entreprises ont besoin de sélectionner des collaborateurs de talent, mais aussi de les former aux défis intellectuels d’un environnement cognitif en mutation rapide ; plus que jamais, les Etats ont besoin de former la population et de considérer l’éducation comme une condition à la survie de leur indépendance économique et culturelle.

Référence : Rindermann H, J Thompson (2011), The effect of cognitive ability on wealth, as mediated through scientific achievement and economic freedom, Psychological Science, epub, doi: 10.1177/0956797611407207
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samedi 14 mai 2011

La vérité si… j’argumente. Raisonnement et arguments : outils de communication

Le chercheur en sciences sociales et cognitives Dan Sperber (CNRS) et le philosophe Hugo Mercier (Universt de Pennsylvanie) publient dans la dernière livraison de Bahavioral & Brain Sciences un stimulant article sur la nature du raisonnement humain. Nous ne raisonnons pas pour chercher la vérité, mais pour éprouver la valeur des arguments (les nôtres ou ceux des autres) dans le cadre des échanges sociaux.

Selon la vision classique de la raison humaine, exposée chez certains philosophes grecs et mieux encore chez Descartes, la raison serait un instrument critique permettant de faire le tri dans nos croyances, de déceler les fausses et de produire ainsi des connaissances justifiées (des vérités). Ces dernières nous permettraient de prendre de meilleures décisions. Cette vision de la rationalité humaine est très répandue, mais elle ne permet pas d’expliquer un grand nombre de découvertes de la psychologie expérimentale. Des chercheurs comme Tversky, Kahneman, Epstein et des dizaines d’autres ont montré que la rationalité humaine souffre en fait de nombreux biais. En situation normale, c’est-à-dire sans faire de gros efforts sur nous-mêmes et sans un cadre contraignant nous poussant à examiner fondamentalement nos propositions et jugements, nous sommes d’assez piètres raisonneurs et nous adhérons volontiers à des croyances non justifiées. La définition classique du raisonnement relève donc de l’idéal plus que de la réalité : nous vivons et pensons très bien sans chercher l’exacte vérité en toute situation.

Raisonner, ce n’est pas (toujours) rechercher la vérité
Pour Sperber et Mercier, le raisonnement n’est pas l’attribut d’un individu isolé en quête de la pure vérité : il a d’abord une fonction sociale et argumentative. L’être humain est extrêmement dépendant pour sa survie de la communication avec ses semblables, et de la qualité des informations qu’il reçoit. L’évolution nous a programmés pour repérer des informations fiables et viables. Un des moyens importants de tri dont nous disposons face à une proposition est l’argumentation : nous cherchons des raisons de croire, et les arguments constituent précisément de telles raisons. Argumenter permet d’abord de (se) persuader.

Cette hypothèse adaptative sur la nature de nos raisonnements a bien sûr des avantages, car elle nous pousse souvent à comparer la crédibilité des sources d’information, mais elle a aussi des inconvénients. Elle explique notamment très bien certains biais évoqués ci-dessus. Un des plus célèbres est le biais de confirmation : quand nous avons une croyance (par exemple, « quand je suis déjà en retard, les feux sont toujours au rouge »), nous avons aussi tendance à ne retenir que les arguments en sa faveur (ici, nous oublions les occasions où les feux sont verts car cela contredit notre intime conviction). Pour Sperber et Mercier, ce biais de confirmation signale que nous sommes programmés non pas à trouver une vérité objective, mais à chercher toujours des arguments pour asseoir nos jugements. Fussent-ils de mauvais arguments.

L’intelligence collective, plus performante pour accéder à la vérité mais pas à l’abri des conformismes
De même, la psychologie expérimentale a montré que l’on tend à commettre des erreurs plus importantes dans un test quelconque si l’on est seul à réfléchir plutôt qu’en groupe. Rien ne s’oppose alors à la sélection personnelle de faux arguments et à l’entêtement dans l’égarement, jusqu’à des conclusions absurdes, alors qu’une situation d’échange avec des tiers tend à minimiser cette course en avant dans l’erreur. Inversement, la nature sociale de l’argumentation n’est pas un gage de vérité. Le conformisme et l’esprit de clocher peuvent ainsi conduire la pensée de groupe à véhiculer de faux arguments qui, parce qu’ils sont simplement majoritaires dans le pool d’informations disponibles, paraissent en moyenne meilleurs à chaque membre du groupe. La nature argumentative et sociale de nos raisonnements n’est donc jamais un chemin assuré vers la vérité, simplement une méthode empirique et comparative pour se faire une idée d’une situation, idée parfois exacte…. et parfois fausse !

Revisiter les plateformes argumentaires des organisations
Si Sperber et Mercier ont raison, la communication des organisations n’échappe pas à quelques conclusions que l’on peut en tirer. Entreprises et institutions sont en compétition pour donner aux autres les meilleures raisons d’adhérer à leur discours et leurs pratiques. Elles doivent construire une batterie d’arguments qui sont chacun engagés dans une lutte pour la survie, face à des contre-arguments ou face à d’autres arguments pouvant se montrer plus efficaces. Cette efficacité peut en soi être fondée sur le mensonge et l’erreur… mais elle n’a qu’un temps, car la conscience de la tromperie se traduit par un rejet brutal de la source. La densification et l’intrication de tous les réseaux de communication à l’âge d’Internet rendent évidemment cet exercice argumentatif plus nécessaire que jamais, mais aussi plus complexe.

Référence : Mercier H, Sperber D (20111), Why do humans reason? Arguments for an argumentative theory, Behav Brain Sci, 34, 57–111, doi:10.1017/S0140525X10000968
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mardi 3 mai 2011

Et si vous répariez vos “vitres cassées”… Bien commun et performance collective

L’entreprise est un lieu de coopétition, c’est-à-dire de coopération interne en vue d’une compétition externe. Elle a donc beaucoup à apprendre des théories de la coopération qui passionnent depuis longtemps les théoriciens de l’évolution, du comportement et de la cognition. Le fait est certain : les humains sont une espèce sociale et coopérative, mais dans certaines limites.

Michael Kurschilgen, Christoph Engel et Sebastian Kube (Institut Max Planck de recherche sur les biens publics) ont choisi un jeu couramment utilisé en analyse des comportements économiques. Les joueurs sont placés dans une situation de choix entre coopération et compétition : dotés au départ de 20 jetons, ils peuvent soit les investir dans un projet commun (ce qui rapporte jusqu’à 32 jetons en cas de coopération complète), soit faire défaut et jouer cavalier seul (ce qui peut rapporter au joueur le plus égoïste jusqu’à 44 jetons si tous les autres coopèrent, mais ce qui ne rapporte rien si tout le monde fait défaut). Dérivé du célèbre “dilemme du prisonnier”, ce jeu met en action le conflit entre une pulsion altruiste/coopérative qui profite à chacun par la recherche du bien commun, et une pulsion égoïste/compétitive qui fait envisager un gain personnel substantiel au détriment du bien commun. Il suffit d’un cavalier seul (free rider) pour que la stratégie altruiste soit pénalisée à son seul bénéfice. C’est donc une question de confiance…

Les trois chercheurs ont testé cette confiance sur deux groupes de volontaires, l’un vivant à Londres, l’autre à Bonn. Première surprise : le climat psychologique n’est pas vraiment le même dans les deux pays puisque les Anglais ont investi 43 % de leur dotation initiale dans un projet commun contre 82 % pour les Allemands ! À l’évidence, l’arrière-plan culturel détermine le degré de confiance que nous plaçons dans les autres. Kurschilgen et ses collègues ont ensuite reproduit l’expérience avec le groupe allemand tout en avertissant les joueurs que de très mauvais scores étaient possibles. Cette information nouvelle a fait chuter l’altruisme : les vertueux groupes de Bonn n’ont plus investi que 51 % de leur dotation dans le bien commun.

« Ce type de résultat confirme les théories de la “vitre cassée” dans le domaine des incivilités urbaines », notent les chercheurs : quand on reçoit une information qui n’inspire pas confiance (ici la vitre cassée), on aura tendance à faire défaut plus facilement et à ignorer le bien commun. Mais ces travaux sont aussi extrapolables au management et à la communication de l’entreprise. Ici, les “vitres cassées” pourront être un excès de langage, une entorse aux bonnes pratiques managériales, une contradiction entre les propos et les actes, un déficit de civilités… n’importe quelle information négative qui va miner la confiance des parties prenantes et nourrir des stratégies internes purement égoïstes, et donc nuisibles à la performance collective !

Référence : Engel C., Kube S., Kurschilgen M (2011), Can we manage first impressions in cooperation problems ? An experimental study on « Broken (and Fixed) Windows », prépublication de l’Institut Max Planck de recherche sur les biens publics (Bonn), avril.
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mercredi 20 avril 2011

Les mots et les choses… Le pouvoir des métaphores sur l’esprit

La métaphore est une figure de style classique du langage écrit et parlé. Comme le souligne Lera Boroditsky, professeur à l’université Stanford, « nous ne pouvons parler d’une situation complexe sans employer des métaphores. Elles ne servent pas qu’à décorer un langage ; elles donnent forme à nos conversations sur des choses que nous essayons d’expliquer ou de représenter. Et elles ont des conséquences pour décider quelle approche nous estimons appropriée à la résolution d’un problème ». Son étudiant et doctorant Paul Thibodeau précise : « Certains suggèrent qu’un mot sur 25 est formé d’une métaphore. Mais nous ne savons pas dans quelle mesure elles nous influencent ».

Pour tester cette influence de la métaphore sur nos convictions et représentations, ces deux chercheurs ont soumis 485 étudiants, dont les opinions politiques avaient été auparavant renseignées, à cinq tests. Le thème choisi était le crime, dans la ville (imaginaire) d’Addison. Pendant l’expérience, les étudiants se sont vus exposer une situation sensible en matière de criminalité, parfois assortie de données chiffrées (par exemple, plus de 10 000 crimes supplémentaires enregistrés sur une période ; nombre de meurtres passé de 330 à plus de 500).

Mais Boroditsky et Thibodeau ont également fait varier les métaphores dans la description de cette situation. Une catégorie d’exposés représentait le crime comme un « monstre » menaçant la collectivité, une autre comme un « virus » infectant la cité.

Résultat : les mots contribuent bel et bien à forger ou former les convictions. Ainsi, les représentations du crime comme un monstre ont incité dans 74 % des cas à appeler à plus de répression, alors que ce chiffre tombe à 54 % quand ce même crime devient un virus. Les résultats sont indépendants des opinions, mais aussi des statistiques. Quand on leur demande ce qui a pu influer leur opinion au cours des expériences, les étudiants mentionnent les chiffres, mais ils ne sont 15 sur 485 à suggérer que les mots les ont éventuellement orientés. Non seulement la métaphore est puissante, mais elle est discrète !

À n’en pas douter, la période électorale qui s’ouvre en France va voir fleurir les métaphores en tout genre, car les candidats politiques sont friands de cette figure qui permet de marquer les opinions publiques. Il en va de même pour les médias, bien sûr, et le cabinet Inférences avait par exemple noté la prégnance des métaphores dans son étude sur les représentations de la crise financière et économique. Et l’entreprise ? Elle en use également, sans doute avec plus de parcimonie que d’autres car son discours est plus opérationnel, technique… et policé. Mais qu’il s’agisse des discours des dirigeants, du storytelling de la communication interne ou externe, des ressorts de motivation du management et des ressources humaines ou encore de la communication de crise, il est raisonnable de penser que la métaphore peut irriguer, sinon orienter, les convictions qui s’expriment dans l’univers économique.

Référence : Thibodeau PH, L Boroditsky (2011), Metaphors we think with: The role of metaphor in reasoning, PloS ONE, 6(2): e16782. doi:10.1371/journal.pone.0016782
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mercredi 13 avril 2011

La mémoire qui ne flanche pas. Le sens, au secours de la mémoire

Dans nos existences personnelle et professionnelle, la mémoire est en permanence sollicitée. Notre cerveau traite des quantités impressionnantes d’informations et en oublie (heureusement) la plupart. Dans la vie courante, chacun de nous possède des croyances sur ses propres capacités à mémoriser : « c’est facile à retenir parce que… », « …si j’étudie plus, je retiendrai mieux… », « …je n’oublierai jamais cet instant ! », etc.

Ces croyances ont-elles une influence réelle sur notre mémoire ? Pour le savoir, Nate Kornell et ses collègues ont enrôlé 240 volontaires (des étudiants aux seniors) des deux sexes pour mener trois expérimentations. Elles visaient à analyser les rapports entre métamémoire (croyance et jugement sur la mémoire) et performance. Les volontaires devaient se souvenir de mots projetés sur un écran, en caractères de plus ou moins grande taille. Ils avaient aussi la possibilité de suivre des séances de rattrapage en refaisant le test 1 à 3 fois.

Si les séances supplémentaires ont effectivement donné les meilleurs résultats, l’affichage des mots en grands caractères n’a pas amélioré la mémorisation. Interrogés après l’expérience, les participants avaient sous-estimé l’effet positif de la répétition alors qu’ils avaient surestimé le rôle de la taille des caractères (« Si c’est écrit plus gros, je vais mieux mémoriser !»).

Dans une troisième expérience, les chercheurs ont interrogé les participants sur leurs croyances avant (et non après) l’expérience. La réponse a été la même (croyance fausse dans la taille des caractères et croyance vraie dans la répétition)… mais les résultats ont été dix fois meilleurs ! En d’autres termes, si nous réfléchissons consciemment à ce qui influence notre mémoire avant d’effectuer une tâche, la mémorisation n’en est que plus efficace.

Conclusion des chercheurs : nous sommes trompés par deux biais. Le « biais de traitement automatique » nous indique que nous confondons à tort la facilité de réalisation et la facilité de mémorisation d’un travail. Le « biais de stabilité » nous fait croire injustement que notre mémoire est constante dans le temps.

Le traitement par l’effort conscient reste le meilleur moyen de mémoriser les données qui sont importantes pour nous, concluent les psychologues. Et ils précisent : « la manière dont nous encodons l’information ne dépend pas de l’aisance, mais de la signification ». Nous nous souvenons de ce qui a un sens pour nous…

Référence : Kornell N et al (2011), The ease of processing heuristic and the stability bias: Dissociating memory, memory Beliefs, and memory Judgments, Psychological Science, e-pub
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mardi 5 avril 2011

Lost in management. Le management de proximité sous la double contrainte

Les entreprises connaissent des mutations au rythme des générations, tenant à la nature du travail (de plus en plus orienté tertiaire et service) comme à son organisation. Chercheur au CNRS puis à enseignant à l’INSEAD, sociologue des organisations, François Dupuy ausculte ces phénomènes depuis de nombreuses années. Son dernier ouvrage est fondé sur l’analyse de 18 grandes sociétés représentant des secteurs très différents (banques, assurance, supermarchés, hôpitaux, administrations). Il souligne le malaise que traverse le management en ce début de siècle.

La sortie des Trente Glorieuses a été marquée par plusieurs traits dominants :
  • la compétition nationale et internationale est plus rude, la pression pour la rentabilité s’est renforcée et diffusée à toutes les strates de l’entreprise ;
  • des traits culturels comme le paternalisme ou l’autoritarisme ont presque totalement disparu du paysage managérial ;
  • les vertus de l’autonomie, de l’initiative, de la flexibilité et du dialogue ont été reconnues à divers échelons du travail.
Ces mouvements sont en partie contradictoires : on a allégé certaines contraintes dans les rapports interpersonnels (moins d’autorité, plus d’autonomie), mais en même temps on a renforcé la contrainte majeure, une productivité au service d’une profitabilité indispensable à la survie. Comment concilier cela ? Beaucoup d’entreprises ont mis en place des politiques de reporting et d’évaluation, des stratégies de projets et de changements associés à des indicateurs de résultats. Mais cela s’est traduit par une avalanche de chiffres, mesures, rapports, règles et procédures perçues comme chronovore et froide. Les incantations à la « chaleur » des relations au travail paraissent du même coup assez décalées et artificielles, motivantes uniquement quand il existe préalablement un esprit d’équipe lié à des situations spécifiques.

La principale victime de cette tenaille est le management de proximité : interface entre une direction assez lointaine, occupée aux affaires stratégiques ou financières, et une base difficile à mobiliser, oscillant souvent entre scepticisme et cynisme. Pour François Dupuy, qui cite plusieurs exemples d’entreprises ayant évité ces écueils, on peut sortir du blocage managérial.

D’abord en prenant au sérieux l’autonomie, au lieu d’en faire un slogan non suivi d’effets c’est-à-dire en laissant les équipes décider de règles communes pour parvenir à des objectifs, sans toujours imposer « d’en haut » des grilles évaluatives rarement en adéquation avec les logiques de terrain. Ensuite en acceptant des confrontations et en permettant aux divergences de vue de s’exprimer, au lieu d’une langue de bois ou de coton consensuelle qui ne provoque qu’une adhésion superficielle des collaborateurs. Enfin, en conjurant les « silos » par une interdépendance croissante des fonctions et des services au sein de l’entreprise, permettant de répartir les charges de travail et d’élargir les horizons de mobilité. Alors peut se restaurer la confiance souvent perdue dans l’encadrement intermédiaire. Et au-delà dans les valeurs et la vision de l’entreprise.

Références : Dupuy F (2011), Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Seuil, 268 p.
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