lundi 30 novembre 2009

L'éthique, l'entreprise et la communication selon Michela Marzano

Dans un riche entretien accordé à l’UJJEF, la philosophe Michela Marzano conteste la légitimité des chartes éthiques, chartes de valeurs ou codes de comportement au sein de l’entreprise. Elle avance notamment les arguments suivants : 
  • « La recherche effrénée de valeurs comme la multiplication des chartes éthiques au sein de l'entreprise dénote, selon moi, une volonté de donner des réponses immédiates aux questionnements actuels, individuels et/ou sociaux. D'une certaine manière, il semble que l'on "fasse" de l'éthique comme de la publicité ou de la communication. Ce n'est pas possible dans un domaine qui, au contraire, exige une véritable réflexion de fond. »
  • « La mission prioritaire de l'entreprise est de se concentrer sur son activité, non pas de produire des discours éthiques. Nombre d'entre elles tiennent à se présenter, à l'heure actuelle, comme des "institutions totales", c'est-à-dire jouant un rôle autant dans la sphère économique, politique, sociale, qu'environnementale. Doivent-elles prendre à leur charge le rôle défaillant de l'Etat, la crise sociale et familiale, les problèmes climatiques ? La conjoncture actuelle et les récentes faillites économiques tendent à démontrer le contraire.  » 
  • « Il existe des lois nationales et internationales qui régulent la société et son rapport avec l'autre ou l'environnement. Ces lois doivent être respectées à la lettre par les entreprises ; elles ne doivent surtout pas être réécrites ou interprétées au sein de chartes éthiques. Le danger est là : édicter des lois à sa mesure et s'affranchir de la morale et de la politique... » 
  • « Plus que de se précipiter sur la conception de chartes éthiques et créer des documents à l'utilisation toute relative, peut-être vaudrait-il mieux pour une entreprise se consacrer aux questions cruciales du management. Il est urgent d'engager une réflexion de fond sur les modes de management pour en comprendre les limites et ainsi parer les conséquences actuelles : démotivation, suicide des salariés... » 
  • « D'une certaine manière, c'est donner au salarié une recette de vie et insinuer peu à peu qu'épanouissement personnel et réussite professionnelle vont de pair. Un rapprochement dangereux qui est source de confusion actuelle car réussir sa vie se réduit à réussir professionnellement... » 
  • « Aujourd'hui, nombre de chefs d'entreprise se posent des questions dont celles de remotiver leurs salariés. La plupart d'entre eux restent sur l'idée que la motivation ne peut naître que d'une adhésion totale à l'entreprise, qu'elle-même doit être porteuse de sens. Personnellement, je pense qu'un changement plus profond des mentalités doit se faire jour. Si l'importance du travail dans la vie de chacun est fondamentale, cela ne signifie pas qu'elle est tout. »
Notre expérience des problématiques de valeurs et d’identité dans l’entreprise nous amène à porter sur ces sujets un regard assez différents de celui de Michela Marzano. A ses prises de positions nous objectons les points suivants :
  1. Les codes éthiques et règles de comportement dans le monde de l’entreprise ne visent en aucun cas à se substituer à la loi générale, nationale ou internationale. Il va de soi qu’un règlement interne contraire à ces lois serait susceptible d’être contesté devant les tribunaux et légitimement annulé. Au contraire, la loi (notamment dite de « responsabilité sociale des entreprises » en France) exige le respect d’un certain nombre de règles et de référentiels. Il est par conséquent recevable que l’entreprise choisisse, par la formulation d’un code éthique ou comportemental, le meilleur moyen de parvenir en son sein au respect de ces règles et référentiels (ISO, par exemple). Plus généralement, il paraît également légitime (et conforme à une certaine idée de la transparence) qu’un groupe précise à ses membres les normes minimales d’un vivre-ensemble (pour l’éthique générale) ou du travail (pour l’étique des affaires : confidentialité, refus de la corruption, etc.). Si l’on prenait Michela Marzano au mot, on pourrait dire qu’une école, un hôpital ou une association n’a pas à se doter de règlement interne car il existe déjà des lois pour encadrer les comportements, les opinions, les activités qui s’y expriment. Or, de nombreux acteurs privés (mais aussi des acteurs publics, institutionnels et territoriaux) éprouvent le besoin de rappeler leurs normes de bonne conduite, par exemple à travers des engagements qui portent le témoignage du « sens » donné à l’action de ses membres. 
  2.  Nous partageons entièrement l’idée que l’entreprise se fourvoie si elle prétend devenir une « totalité » englobant toutes les dimensions de la vie de ses collaborateurs, ou bien exigeant d’eux le sacrifice de leur vie privée et de leurs convictions personnelles. Cette critique peut cependant vite confiner à la caricature. Inversement, Michela Marzano n’aura sans doute pas de difficultés à reconnaître que l’entreprise dans sa réalité quotidienne n’est pas un simple groupe fonctionnel, une addition d'atomes individuels se croisant pour accomplir mécaniquement des tâches purement abstraites. En tant que groupe, l’entreprise a une histoire, une vision, un imaginaire, une culture… des valeurs. Et les relations qui s’y nouent, si elles ont pour motif initial la production de biens et de services, excèdent toujours ce productivisme « froid ». D’un côté donc, un certain discours critique sur « l’horreur économique » (obsession des seules productivité, rentabilité, profitabilité…) ; de l’autre, l’entreprise appelée à se limiter à sa fonction économique et productive… de quoi rendre schizophrène !
  3. Ajoutons sur ce point, que l’incontestable tendance des entreprises à se revendiquer, plus ou moins consciemment, « fait social total » (Marcel Mauss), vient en partie de la demande sociétale elle-même. Il faudrait du reste distinguer le discours corporate d’une entreprise, des discours de marques. Ces derniers assument en effet davantage cette revendication en proposant des narrations qui sont autant d’identifications possibles de l’individu à une aspiration, un désir, une projection de soi, une vision du monde, etc. L’effacement des corps intermédiaires – en quasi voie d’extinction et que les réseaux sociaux rêvent de remplacer – a mis l’entreprise face à un faisceau d’injonctions : être transparente, respectueuse de ses salariés, de toutes ses parties prenantes et aussi de l’environnement, sans oublier le respect des principes d’équité et de diversité, de responsabilité des projets et des actions aux yeux des médias en particulier, impliquée dans la vie de la cité, accueillante et sécurisante mais aussi capable d’investir et de prendre des risques, etc. Ces injonctions multiples et souvent contradictoires ont, sans doute à tort, porté les entreprises à vouloir y répondre plutôt que d’assumer une réalité nourrie de vérités parfois incompatibles avec un plan de com’… Ce « fait social total » que serait devenue l’entreprise est sans doute aussi à rechercher du côté d’une organisation sociale qui, en privilégiant la fonction économique sur toutes les autres, y compris le politique, a mécaniquement placé entre les mains des acteurs économiques le devoir d’être cause efficiente et cause finale. 
  4. Opposer valeurs et management est une erreur, puisque le management par les valeurs est une réalité dans nombre d’entreprises. Cette forme de management peut offrir une alternative crédible à un management par objectif ou un « management par la terreur ». Quand une entreprise se dote de valeurs à partir d’un examen critique de ses propres pratiques, elle indique simplement à ses collaborateurs et à l’ensemble de ses parties prenantes dans quel état d’esprit et selon quelles modalités elle entend accomplir sa mission. Du point de vue du salarié, il vaut mieux connaître les attentes des entreprises afin de choisir la mieux adaptée à sa propre personnalité et à ses propres attentes. Les valeurs constituent donc des repères structurants à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. Le jargon des communicants parle, par exemple, de « marque employeur » pour désigner une identité dans laquelle de futurs collaborateurs peuvent se reconnaître. 
  5. Mais bien sûr, un discours des valeurs artificiellement plaqué sur une entreprise se traduira par des effets contre-productifs (démotivation, cynisme, double langage et dissonance cognitive, etc.). Il est exact que certaines entreprises adressent à leurs collaborateurs des injonctions contradictoires ou incompatibles. Par exemple, un discours de valorisation de l’autonomie et de la flexibilité associée à une pratique de respect de la hiérarchie, de reporting exagérément précis et contraignants, d’absence d’initiatives et de répétitivité des actes. Mais de telles contradictions ne permettent nullement de conclure que tout discours sur les valeurs et l’éthique est caduc ! Cela signifie simplement que certaines entreprises en sont restées au stade cosmétique des valeurs (une sorte de value-washing, comme on parle de greenwashing), se mentant à elles-mêmes et pensant que des jeux de langage et quelques « accroches » suffisent à masquer les réalités. Il est certain que de telles entreprises n’auront guère de crédibilité dans leurs discours éthiques et axiologiques ; et qu’elles auront au final bien plus de difficulté à obtenir de leurs collaborateurs une adhésion réelle à leur vision (l’exemple Enron cité par Michela Marzano). 
  6. Enfin, en appeler à un « changement plus profond des mentalités » pour remotiver les salariés sur d’autres bases que « l’adhésion totale à l’entreprise » ou rappeler que le « sens » dans l’entreprise doit consister à « fixer un cap à longue échéance […] seul moyen d’établir les conditions d’une relation de confiance sans oblitérer la possibilité de contraintes et d’imprévus pour arriver à son but. […] » ou encore en appeler à éveiller « un véritable changement anthropologique, […] à savoir que tout un chacun est faillible… même le pdg ! », l’objectif paraît bien lointain du point de vue de l’entreprise dont le tropisme est l’opérationnalité avant tout… d’autant plus lointain que cette entreprise devrait désormais, selon Michela Marzano, se recentrer exclusivement sur sa seule fonction économique, de sorte qu’elle devrait, en bonne logique, rester sourde à ces questions de sens et de vision !
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vendredi 27 novembre 2009

LaboCom >7< Souriez, vous êtes influents !

Pour les modèles rationnels de la prise de décision, les choses sont entendues : nous opérons nos choix par un calcul d’utilité ne faisant pas intervenir les émotions. Mais ce modèle bat de l’aile depuis quelque temps déjà, notamment sous l’influence d’une discipline émergente, la neuro-économie. Ces travaux visent à utiliser l’approche neuroscientifique de la cognition pour comprendre les comportements économiques.

Trois chercheuses en donnent un exemple à travers une expérience impliquant des sujets à la recherche d’un appartement à acheter. Ces derniers devaient donner leur opinion (achat probable ou non) selon deux critères définis par eux comme prioritaires : le prix et la clarté. Dans un tiers des cas, on a seulement montré aux participants les photos de l’appartement. Dans les deux autres tiers, ces photos étaient précédées par la photo d’un visage de face, soit souriant, soit triste. Les chercheurs ont enregistré le temps de réaction des volontaires, ainsi que le potentiel évoqué N200 (signale électrique qui précise le traitement cérébral de l’information). Résultats : la présentation des visages exprimant un sentiment marqué – quel qu’il soit – accélère la prise de décision positive ou négative ! De plus, le potentiel N200 est plus net face à des émotions positives et associé à des prises de décision plus rapides selon le critère prix (mais pas clarté).


Nos attitudes influent donc très probablement les processus de prise de décision de nos interlocuteurs, au-delà des contenus purement formels et rationnels des échanges que nous avons avec eux. Une touche d’émotion serait donc bénéfique aux affaires… qu’on se le dise !


Références : Steffen AC, Rockstroh, B, Jansma, B, Brain evoked potentials reflect how emotional faces influence our decision making, Journal of Neuroscience, Psychology and Economics, 2 (1), 2009, 32-40, doi:10.1016/j.biopsycho.2007.01.006


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mardi 17 novembre 2009

LaboCom >6< Le syndrome du chercheur d’or

Tous les décideurs cherchent des informations fiables pour alimenter leurs choix stratégiques. Ces informations sont cependant rares et souvent difficiles à constituer.

Susan Glover, de l’Université de Californie, a analysé les archives de la ruée américaine vers les métaux précieux au XIXe siècle – en l’occurrence, dans les mines d’argent de Gothic, Colorado. L’examen exhaustif de la presse de l’époque révèle que les concentrations de ressources minérales sont systématiquement surévaluées dans les journaux locaux. Ce qui a conduit à un afflux de prospecteurs mal informés. En termes d’écologie humaine (la spécialité universitaire du Dr Glover), on parle d’une stratégie sous-optimale dans l’approvisionnement depuis le nid central (central place foraging). Autrement dit, une dépense collective de temps et d’énergie disproportionnée par rapport à la disponibilité réelle des ressources. 

Évidemment, ce syndrome du chercheur d’or n’est pas sans rappeler les bulles spéculatives récentes (Internet en 2000-2001, immobilier, subprimes et actifs pourris en 2007-2008) ou anciennes (depuis la tulipomanie du XVIIe siècle), ni bien sûr le rôle joué par les médias dans la surévaluation – ou la sous-évaluation – de phénomènes macro-économiques. S’il est impossible de maîtriser totalement la véracité et la fiabilité des informations, surtout dans nos sociétés où les sources croissent exponentiellement, leur qualification et leur hiérarchisation sont d’ores et déjà un enjeu cognitif central, aussi bien pour l’architecture des connaissances que pour le management du risque.

Cette recherche rappelle notamment la nécessité de dresser des cartographies cognitives et sémantiques des données présentes dans l'environnement de l'entreprise. De ce point de vue, la gestion qualitative des connaissances – et non plus seulement quantitative – constitue une authentique démarche d’aide à la décision.


Référence : Glover SM (2009), Propaganda, public information and prospecting : explaining the irrational exuberance of central place foragers during a late nineteenth century Colorado silver rush, Human Ecology, doi : 10.1007/s10745-009-9270-1

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mardi 10 novembre 2009

LaboCom >5< Votre entreprise est-elle préparée aux “tweets” ?

Lancée en 2006, l’application Twitter est un outil de réseau social et de microblogging. Elle permet à son utilisateur d’envoyer gratuitement des messages brefs par Internet, SMS ou messagerie instantanée – messages d’un maximum de 140 caractères appelés « tweets ». Twitter connaît une popularité croissante, comme on l’a vu encore assez récemment lors des élections iraniennes. Selon les analystes, il s’agit du service web 2.0 ayant connu la plus forte croissance au cours des derniers mois. On estime à 6 millions le nombre d’utilisateurs quotidiens, avec une projection de 20 millions en début d’année prochaine. En quoi cette microcommunication peut-elle intéresser les entreprises ?

Trois chercheurs (Bernard Jansen, Mimi Zhang, Kate Sobel) et le directeur scientifique de Twitter (Abdur Chowdhury) viennent d’étudier un demi-million de tweets. Il en ressort que 19 % d’entre eux contiennent des informations relatives à une marque. Parmi ceux-ci, 20 % expriment un jugement de valeur vis-à-vis de la marque, positif dans la moitié des cas et négatif dans le tiers. Selon les auteurs de l’étude, dans la mesure où Twitter développe une microcommunication interpersonnelle au plus proche de l’utilisateur, son impact sur la réputation des marques pourrait être déterminant.

A l’heure où, tendanciellement, la maîtrise de leur réputation leur échappe de plus en plus, les entreprises auraient avantage à connaître les grands schémas discursifs et mentaux qui organisent les représentations de leurs parties prenantes. Un travail de veille sémantique, en quelque sorte, pour mieux anticiper et construire du sens à défaut de pouvoir le maîtriser.

Référence : Bernard J. Jansen et al. (2009), Twitter power : Tweets as electronic word of mouth, Journal of the American Society for Information Science and Technology, doi : 10.1002/asi.21149 

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mardi 3 novembre 2009

LaboCom >4< Par qui remplacer un mauvais dirigeant ?

Quand un dirigeant a commis des erreurs ou des fautes dans sa gestion, il est remercié et remplacé. Souvent, on lui choisit un successeur en interne, supposé mieux connaître l’entreprise et reprendre plus aisément le droit chemin. Mais le bon critère de choix, selon une étude publiée par Adam Galinsky, Brian Gunia et Niro Sivanathan, ce serait plutôt de choisir un nouveau dirigeant n’ayant absolument aucun lien physique ni psychologique avec l’ancien.

Les trois chercheurs ont analysé la prise de décision dans plusieurs situations : investissements financiers, choix personnels, enchères. Dans les trois cas, ils ont mis en évidence un phénomène appelé « piège par procuration » : nous sommes portés à ne pas nous éloigner des décisions initiales que nous avons observées chez un proche, même si nous perdons de l’argent en agissant ainsi.

Commentaire des auteurs : « Nous savons que les humains sont des êtres sociaux destinés à chercher des attaches et des connexions aux autres. La recherche a montré que quand deux personnes nourrissent des liens psychologiques réciproques, ils sont portés à coopérer et s’aider financièrement. Mais notre travail suggère qu’ils sont aussi susceptibles de surenchérir sur leurs mauvaises décisions ». Une autre lecture possible des conséquences observables de la relation entretenue au sein de France Telecom entre Didier Lombard et son ex-n°2, Louis-Pierre Wenes. Le choix de Stéphane Richard aurait-il été guidé par cette étude ?

Références : Galinsky A., Gunia B. (2009), Vicarious entrapment : Your sunk costs, my escalation of commitment, Journal of Experimental Social Psychology, doi : 10.1016/j.jesp.2009.07.004

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