lundi 27 juin 2011

Face à une crise… Préserver sa réputation en ligne !

Lors de la conférence annuelle de l’International Communication Association, en mai dernier, une doctorante de l’Université du Missouri a délivré les résultats préliminaires d’une étude qui ne manquera pas d’intéresser les entreprises.

Bo Kyung Kim s’est penchée avec son directeur de thèse (Hyunmin Lee ) sur l’effet des commentaires négatifs postés sur les réseaux sociaux, à l’occasion d’une crise. L’opinion d’un panel de volontaires a été initialement testée à propos de quatre marques automobiles. Ils ont ensuite été informés qu’une crise avait affecté ces dernières et l’un de leur produit en particulier. Puis, des extraits des réseaux sociaux facebook et Twitter, ainsi que des commentaires divers (blogs et forums) ont été soumis aux participants. Les commentaires étaient soit négatifs, soit neutre ou positif (quand ils émanaient de personnes n’ayant pas été affectées par la crise). À la fin de l’expérience, les avis des consommateurs concernant la marque étaient de nouveau testés.

Résultat : l’opinion négative vis-à-vis des quatre marques automobiles a été proportionnée à celle exprimée sur les réseaux sociaux, sans variation notable en fonction de la source (Facebook, Twitter, etc.). Les plaintes de victimes ont été mieux mémorisées et jugées plus crédibles que les commentaires neutres ou positifs. Et l’hypothèse de boycotter une marque à l’avenir était plus forte pour celles qui avaient reçu les opinions les plus négatives. Bo Kyung Kim en conclut qu’en situation de crise, les marques gagnent à s’expliquer face aux critiques plutôt qu’à laisser monter la colère ou d’autres émotions négatives.

Cette conclusion n’a bien sûr rien de surprenant. Elle est partagée par les travaux des spécialistes de la question, dont plusieurs étaient réunis à Paris en début de semaine dernière, à l’occasion de l’e-Reputation Day co-organisé par Veille Magazine et la web agency Valtech. Mais les entreprises sont confrontées à des défis concrets : comment assurer la veille efficace de médias où il se poste plusieurs dizaines de messages par secondes ? Quelle est l’influence relative de chaque source parmi des millions d’autres ? Comment repérer automatiquement des opinions négatives associées à sa marque ? Quel registre argumentaire est le mieux approprié, pour éviter d’ajouter la crise à la crise par une communication mal adaptée aux communautés en ligne ?

La réponse à ces questions va devenir de plus en plus stratégique. Née un clavier à la main et un écran devant les yeux, la génération des digital natives est appelée à construire et déconstruire les réputations en ligne. Il lui est aussi naturel de donner son avis qu’il pouvait l’être à ses grands-parents d’écrire au service réclamation d’une entreprise ou au courrier des lecteurs de leur média favori. Sauf qu’évidemment, les avis des consommateurs en ligne sont désormais publics, innombrables et parfois contagieux…

Référence : Lee Hyunmin et Kim Bo Kyung (2011), Expanding the situational crisis communication theory: An examination of the impact of angry social media content, 14e conférence de l’International Communication Association, Miami.
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jeudi 23 juin 2011

Influenceurs et adopteurs. La qualité prime sur la quantité au sein des réseaux sociaux

Gérard a 978 amis sur Facebook, Séverine totalise 654 connexions sur Linkedin et Rafaël dépasse les 1 000 followers sur son compte Twitter. Cela signifie-t-il qu’ils ont une influence majeure dans leurs réseaux respectifs ? Pas forcément, selon une étude que vient de publier le Journal of Marketing Research.

Zsolt Katona (Université Berkeley), Peter Pal Zubcsek (Université de Floride) et Miklos Sarvary (INSEAD) ont analysé trois ans de données sur des réseaux sociaux européens, suivant 4 millions d’utilisateurs et leurs 100 millions d’amis. Sur les réseaux en question, qui n’ont pas de publicité, on ne peut devenir membre d’un cercle que sur cooptation d’un membre existant. C’est le seul bouche-à-oreille de la réputation qui construit l’évolution des influences internes au réseau.

Certes, les trois chercheurs ont trouvé une corrélation positive entre le nombre de contacts et l’influence du membre. Les stratégies d’e-marketing n’ont donc pas tort de considérer cette population comme leur cible prioritaire. Mais cette corrélation masque un phénomène d’entropie : passé un certain seuil de croissance des contacts, l’influence décroît nettement, puis stagne. Les membres les plus populaires d’un réseau ne représentent donc pas forcément sa dynamique interne. Autre découverte : c’est surtout la densité des échanges entre les adopteurs présents dans un réseau d’influence qui va déterminer le comportement d’adoption des autres membres. Ce qui suppose que le réseau soit vivant et riche d’interconnexions.

L’analyse des réseaux sociaux est devenue un élément à part entière du management de la relation client, de la marque, de la réputation corporate comme des campagnes de marketing viral. The Economist estimait récemment que ce marché mondial s’élève déjà un milliard de dollars et que sa croissance ne fait que commencer. Mais déchiffrer toutes les arcanes de cette nouvelle société de conversation va demander du temps…

Références : Katona Z et al (2011), Network effects and personal influences: The diffusion of an online social network, J Marketing Research, 48, 3, e-pub
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mercredi 15 juin 2011

Valeurs, sentiments et intérêts. Exploiter tous les leviers de la coopération

Opposée à la compétition ou à la prédation, la coopération est reconnue comme une qualité essentielle des groupes humains. Elle est notamment une condition de succès des sociétés complexes à forte division du travail et spécialisation des activités, créant ainsi une interdépendance globale. Au sein d’un groupe comme l’entreprise, la coopération optimale entre les acteurs est évidemment le fondement du succès.

Les ressorts psychologiques de cette coopération sont souvent réduits à l’intérêt : nous coopérons car nous y trouvons notre compte. Mais n’est-ce pas une vision réductrice de l’esprit humain, qui se prive de leviers d’action importants ? Les découvertes récentes des sciences de la cognition et du comportement le suggèrent fortement.

Deux études indépendantes consacrées à la coopération le démontrent. Toutes deux ont fait appel à la même méthodologie : des volontaires (180 et 30 respectivement) doivent pratiquer un jeu d’argent impliquant soit un comportement compétitif (maximiser le revenu pour soi), soit un comportement collaboratif (maximiser le revenu global, le sien et celui d’un tiers). Dans le premier travail, Jennifer Jacquet et ses collègues ont fait varier le contexte du jeu avec des marqueurs de honte ou d’honneur, selon le comportement de l’individu face au groupe. Dans la seconde recherche, Luke Chang et ses collègues ont directement observé en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle des zones cérébrales dont on sait qu’elles sont associées au sentiment de la culpabilité.

Les conclusions de ces deux travaux sont convergentes : la voie du sentiment, et non pas seulement de l’intérêt, est très efficace pour motiver la coopération. Par exemple, la perspective de l’honneur ou de la honte fait augmenter de 50 % les comportements coopératifs dans les groupes de la première expérience.

L’entreprise n’est pas toujours à l’aise quand elle sort de la stricte rationalité économique. Pourtant, l’expérience du cabinet Inférences a montré que le management par les valeurs partagées du groupe est susceptible de produire des gains d’efficacité, en donnant du sens aux actions et en renforçant le sentiment d’appartenance. Et l’explosion de l’expression individuelle et sociale par les technologies d’information et de communication a montré l’importance que nous attachons au regard d’autrui dans l’évaluation de nos actes.

Références : Jacquet J et al (2011), Shame and honour drive cooperation, Biology Letters, e-pub, doi: 10.1098/rsbl.2011.0367 ; Chang LJ et al (2011), Triangulating the neural, psychological and economic bases of guilt aversion, Neuron, 70, 3, 560-572, doi : 10.1016/j.neuron.2011.02.056
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lundi 6 juin 2011

Les nœuds, les flux et leur maîtrise. Les réseaux sont-ils incontrôlables ?

Les réseaux sont partout dans l’environnement naturel, social ou technologique. Ils sont constitués de nœuds et de liens (flux) entre les nœuds. Les gènes peuvent être considérés comme un réseau de section d’ADN (nœuds) capable d’envoyer des messages. Et il en va bien sûr de même pour les membres de Facebook, Copains d’avant, LinkedIn ou tout autre réseau social du Web.

Intuitivement, on pense que ces réseaux sont très difficiles à contrôler du fait même de leur organisation décentralisée et de leur horizontalité. Le modèle du réseau comme forme idéale d’organisation s’oppose à celui de la pyramide, où le sommet descend hiérarchiquement vers la base. Cette incontrôlabilité peut être perçue comme un avantage pour les réseaux sociaux (liberté individuelle) et un obstacle pour les réseaux biologiques (difficulté à administrer un médicament efficace)

Dans un article de la revue Nature, Yang-Yu Liu, Jean-Jacques Slotine et Albert-László Barabási suggèrent cependant que cette idée n’est pas exacte. En combinant les outils de la science des réseaux avec ceux de la théorie du contrôle, les trois chercheurs montrent que l’on peut en réalité parvenir à un contrôle partiel de ces réseaux, les faire évoluer d’un état initial donné vers un état final souhaité. Selon divers facteurs (taille et complexité du réseau), un certain nombre de « nœuds stratégiques » sont nécessaires pour cela : une fois ces nœuds gagnés, c’est-à-dire envoyant la bonne information au reste du réseau, l’évolution peut être rapide.

Pour Liu et ses collègues, les réseaux sociaux sont plus faciles à cibler ainsi : ils estiment que 20 % des nœuds sont des moteurs d’influence, contre par exemple 80 % dans un réseau de gènes. Autre idée reçue : les nœuds d’apparence les plus centraux (ceux par exemple ayant le plus d’amis sur Facebook) ne sont pas nécessairement les plus importants pour faire basculer le réseau d’un état vers un autre. Les voies de l’influence sont donc particulièrement complexes dans le monde des réseaux et exigent, certes des outils, mais aussi beaucoup « d’intelligence humaine ».

Référence : Liu YY, Slotine JJ, Barabási AL (2011), Controllability of complex networks, Nature, 473, 167-173, doi:10.1038/nature10011
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mercredi 25 mai 2011

Sensibilité à fleur de… crise. Crises : réalités et perceptions

D’un avion de ligne s’écrasant sur les tours jumelles de Manhattan à un directeur du FMI arrêté pour présomption de viol, d’effondrements financiers historiques en séismes et tsunami accouchant d’accidents nucléaires, de révolution des peuples arabes en crise de l’endettement européen, de chocs pétroliers et énergétiques en yo-yo du cours de matières premières et agricoles, on a parfois l’impression que notre monde est désormais formé d’une succession d’événements inattendus, porteurs de crises et de catastrophes à venir. S’agit-il d’une illusion ou d’une réalité ?

Une perception de la réalité en évolution
Pour l’hypothèse de l’illusion, le dernier essai de Bruno Tertrais nous assure que « l’apocalypse n’est pas pour demain ». Cet enseignant et chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique passe en revue toutes les statistiques disponibles, et conclut : sur le long terme, notre monde n’a jamais été aussi riche, bien nourri, bien soigné, paisible. Nos grands-parents vivaient moins longtemps, dans un environnement moins sain avec moins de choix de vie ; c’est vrai les pays les plus riches, mais aussi dans les pays les plus pauvres. Les grandes menaces environnementales comme la perte de biodiversité ou le réchauffement climatique sont encore entachées de nombreuses incertitudes scientifiques sur l’évaluation exacte de leur portée. La mortalité globale par guerre et terrorisme a reflué. Et les grandes crises économiques n’effacent nullement les gains de croissance cumulés décennie par décennie.

Qu’est-ce qui a changé dès lors ? Peut-être tout simplement notre sensibilité à la crise. D’abord dans un sens psychologique : génération après génération, la modernité se montre de plus en plus sensible à la souffrance, à l’injustice, à la violence et à l’exclusion. Nous nous étonnons que des aïeux aient toléré des situations que nous jugeons intolérables. Et que leur existence ait été parsemée de risques que nous estimons désormais inacceptables. Mais l’accentuation de notre sensibilité au risque a également une base médiologique : la télévision d’abord, Internet ensuite favorise la circulation et la démultiplication des images (qui frappent les imaginations) et des conversations (qui, par un tropisme humain bien connu, concernent plus fréquemment les mauvaises que les bonnes nouvelles et donne une prime de diffusion au plus sensationnel ou au plus inquiétant).

Les entreprises face à l’”amplificateur Internet”
Pour les entreprises, cette plus grande sensibilité à la crise se manifeste de manière aiguë par l’importance croissante de l’image de marque, des effets de mode et de la dépendance à de nombreuses parties prenantes pouvant se montrer susceptibles à des événements ou des informations adverses. Stéphane Lauer rappelle dans Le Monde la portée de ce nouvel environnement. Tepco ruiné par un accident nucléaire, Sony affaibli par des cyber-attaques, Servier cloué au pilori pour un problème sanitaire, Renault déstabilisé par une pseudo-affaire d’espionnage, Orange France Telecom montré du doigt après le suicide de salariés, BP entraînée par une marée noire, la Société Générale secouée par un trader imprudent… on n’en finirait pas de lister ces entreprises puissantes qui traversent des situations de crise, et doivent les gérer au mieux pour sauver leur activité dans la pire hypothèse, ou pour préserver leur réputation dans la moins mauvaise.

Face à une crise, les entreprises doivent gérer sa réalité (les causes et les conséquences matérielles et humaines) comme sa perception (les impacts psychologiques chez les collaborateurs et dans l’opinion), en ayant à l’esprit que la seconde dimension, du fait de notre sensibilité accrue aux situations menaçantes ou révoltantes, est désormais capable d’amplifier à l’extrême les effets néfastes de la crise. Elles doivent pour cela se doter d’outils nouveaux, plus fins dans l’analyse des opinions (leur nature, leur genèse, leur propagation), plus réactifs dans la réponse. Là comme ailleurs, c’est du côté d’Internet que les regards se tournent, compte tenu de son rôle désormais moteur dans la production de l’information partagée. Ce que la crise DSK a encore rappelé : radios et télévisions ont couru derrière Twitter tandis que les réseaux sociaux, pure players et grands éditorialistes en ligne lançaient le procès des anciens médias.

Références : Lauer S (2011), Les entreprises, les crises et le principe de réalité, Le Monde, 1er mai. Tertrais B (2011), L’apocalypse n’est pas pour demain. Pour en finir avec le catastrophisme, Denoël.
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mardi 17 mai 2011

Un essai stimulant de Benoît Sillard. Maître ou esclave du numérique ?

Dans la multitude des écrits qui paraissent sur Internet depuis quelques années, rares sont ceux parviennent à concilier un sens efficace de la synthèse avec une certaine ampleur de vue dans les perspectives. Le livre de Benoît Sillard paru la semaine dernière s’inscrit dans cette catégorie : si vous avez envie de comprendre ce que l’Internet change en profondeur dans nos existences, nos actions et nos représentations, sa lecture est tout indiquée.

Son auteur connaît son sujet. Côté privé et business, il est aujourd’hui président directeur général de CCMBenchmark Group dont les sites (Comment ça marche, l’Internaute, le Journal du Net…) figurent dans le top 100 mondial de la fréquentation. Côté public et politique, il a été délégué interministériel aux usages de l’Internet (PC étudiant à 1 euro, Internet accompagné à domicile, etc.). Aucune dimension du réseau ne lui est donc étrangère. Maîtres ou esclaves du numérique propose, en onze chapitres denses, un tour d’horizon de la « civilisation numérique » en émergence.

Pour Benoît Sillard, l’invention et l’extension de l’Internet se comparent à celles de l’imprimerie. Voici cinq siècles, l’outil de Gutenberg n’a pas seulement remplacé plus efficacement les copistes : il a bouleversé les croyances (diffusion de la Réforme, puis de l’athéisme), la connaissance (construction des sciences expérimentales, échange des idées), la politique (presse et opinion publique, progression des idées démocratiques et révolutionnaires), la fiction et l’expression de soi (naissance du roman, diffusion des récits historiques nationaux). Internet, plus largement les réseaux numériques interconnectés et accessibles sur écrans, représente le même bouleversement en cours. Ceux qui y voient un « gadget » de plus s’ajoutant aux médias se trompent du tout au tout : non seulement le numérique intègre et dépasse tous les anciens médias, mais il représente une nouvelle lecture et écriture du monde. Cela à une vitesse sidérante : les « digital natives » nés après 1980 ne vivent plus tout à fait sur la même planète que leurs parents ou grands-parents, l’écran numérique est l’interface naturelle, spontanée, permanente de leur rapport aux autres et au monde. L’explosion inattendue des réseaux sociaux doit se lire, selon Benoît Sillard, comme un épiphénomène d’une tendance de fond, d’une révolution sans violence : les tribus remplacent les masses, les réseaux horizontaux prolifèrent tandis que chancellent les pyramides verticales, la connaissance partagée explose face aux vieux savoirs spécialisés et concentrés, les mondes virtuels se propagent en parallèle du monde réel commun, non sans le modifier de multiples manières.

Les questions proprement économiques font l’objet de plusieurs chapitres. Ils permettront de comprendre des enjeux de première importance pour bon nombre d’entreprises qui ont parfois du mal à produire leur mue 2.0 quand il faut déjà préparer la métamorphose 3.0 : comment le « social knowledge » (web collaboratif et participatif) modifie la communication interne et le partage de savoirs stratégiques ? Pourquoi réputation et notoriété deviennent la base du capital de confiance des cadres, dirigeants, marques et entreprises ? Que faire pour profiter du plébiscite du gratuit face au payant ? Comment la propriété intellectuelle, base du capitalisme cognitif, peut évoluer dans les années à venir ? Qu’est-ce qui permettra la création de valeur quand les flux informationnels prennent une part prépondérante dans la conception, production et différenciation des éléments matériels ?

Chaque chapitre se termine par une « nouvelle » imaginant la vie possible en 2049 – si l’un des scénarios dressé dans le livre se réalise et si le numérique a bel et bien continué de transformer nos existences individuelles et collectives. L’auteur invite ses lecteurs à construire leurs propres scénarios et à en débattre sur le Journal du Net. Et envisage prochainement une mise en ligne évolutive de son texte, permettant à tous d’en suggérer des modifications en fonction de ses connaissances et expériences. Car c’est aussi cela l’Internet : chacun peut s’approprier et modifier le flux global de l’information. L’essai de Benoît Sillard n’est pas à découvrir, mais aussi à partager et transformer!

Référence : Sillard B (2011), Maîtres ou esclaves du numérique ? 2049 : Internet, notre second cerveau, Eyrolles, 246 p, 17 euros.

Nota : les bonnes feuilles du livre paraissent en feuilleton sur le Journal du Net
http://www.journaldunet.com/ebusiness/
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Etes-vous préparé au capitalisme cognitif ? La valeur du capital… humain

D’où vient la richesse des nations ? Depuis Adam Smith, cette question a fait couler beaucoup d’encre. Certains considèrent que les institutions (État de droit et marché économique) sont la cause du succès, d’autres renvoient à des considérations historiques, géographiques, climatiques, environnementales, technologiques voire religieuses.

Heiner Rindermann (Université Chemnitz, Allemagne) et James Thompson (University College de Londres, Royaume-Uni) se sont penchés sur un autre facteur : la capacité cognitive. Ils ont ainsi comparé depuis 50 ans les PIB et les indices de cette valeur cognitive disponibles pour 90 États (tests de QI, nombre de brevets et licences par habitants, nombre de prix Nobel). Le résultat fait apparaître que l’intelligence moyenne est liée à la croissance économique : selon le calcul des auteurs, à chaque point de QI gagné correspondrait 229 $ constants de PIB. La différence est encore plus marquée pour les percentiles supérieurs (c’est-à-dire le niveau des 5% les plus éduqués de la population), où un point de QI correspond à 468 $. « Au sein d’une société, observent les chercheurs, la part des personnes les plus intelligentes est importante pour la productivité. Ils sont en pointe pour le progrès technologique, l’innovation, la direction du pays ou celle des organisations, comme entrepreneurs, etc. ».

Bien sûr, la causalité est complexe et en partie circulaire : la qualité cognitive moyenne d’une population dépend en partie de la qualité de son système éducatif, qui provient elle-même de la richesse, c’est-à-dire la part de la valeur créée qui est dédiée à l’instruction des enfants et la formation des adultes.

Mais le résultat de Rindermann et Thompson confirme ce que d’autres ont diagnostiqué : le capitalisme productif fondé sur la force de travail et de transformation physique du monde cède la place à un capitalisme cognitif où les tâches sont de plus en plus abstraites, symboliques, immatérielles, et requièrent davantage la mobilisation des neurones que des muscles. L’intelligence purement logique est loin d’être la seule concernée, car l’intelligence verbale ou l’intelligence contextuelle sont aussi des conditions d’adaptation à l’évolution des marchés et des entreprises. On en revient à l’homme : « Je pense que dans l’économie moderne, le capital humain et l’aptitude cognitive sont plus importants que la seule liberté économique », observe Rindermann. Plus que jamais, les entreprises ont besoin de sélectionner des collaborateurs de talent, mais aussi de les former aux défis intellectuels d’un environnement cognitif en mutation rapide ; plus que jamais, les Etats ont besoin de former la population et de considérer l’éducation comme une condition à la survie de leur indépendance économique et culturelle.

Référence : Rindermann H, J Thompson (2011), The effect of cognitive ability on wealth, as mediated through scientific achievement and economic freedom, Psychological Science, epub, doi: 10.1177/0956797611407207
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samedi 14 mai 2011

La vérité si… j’argumente. Raisonnement et arguments : outils de communication

Le chercheur en sciences sociales et cognitives Dan Sperber (CNRS) et le philosophe Hugo Mercier (Universt de Pennsylvanie) publient dans la dernière livraison de Bahavioral & Brain Sciences un stimulant article sur la nature du raisonnement humain. Nous ne raisonnons pas pour chercher la vérité, mais pour éprouver la valeur des arguments (les nôtres ou ceux des autres) dans le cadre des échanges sociaux.

Selon la vision classique de la raison humaine, exposée chez certains philosophes grecs et mieux encore chez Descartes, la raison serait un instrument critique permettant de faire le tri dans nos croyances, de déceler les fausses et de produire ainsi des connaissances justifiées (des vérités). Ces dernières nous permettraient de prendre de meilleures décisions. Cette vision de la rationalité humaine est très répandue, mais elle ne permet pas d’expliquer un grand nombre de découvertes de la psychologie expérimentale. Des chercheurs comme Tversky, Kahneman, Epstein et des dizaines d’autres ont montré que la rationalité humaine souffre en fait de nombreux biais. En situation normale, c’est-à-dire sans faire de gros efforts sur nous-mêmes et sans un cadre contraignant nous poussant à examiner fondamentalement nos propositions et jugements, nous sommes d’assez piètres raisonneurs et nous adhérons volontiers à des croyances non justifiées. La définition classique du raisonnement relève donc de l’idéal plus que de la réalité : nous vivons et pensons très bien sans chercher l’exacte vérité en toute situation.

Raisonner, ce n’est pas (toujours) rechercher la vérité
Pour Sperber et Mercier, le raisonnement n’est pas l’attribut d’un individu isolé en quête de la pure vérité : il a d’abord une fonction sociale et argumentative. L’être humain est extrêmement dépendant pour sa survie de la communication avec ses semblables, et de la qualité des informations qu’il reçoit. L’évolution nous a programmés pour repérer des informations fiables et viables. Un des moyens importants de tri dont nous disposons face à une proposition est l’argumentation : nous cherchons des raisons de croire, et les arguments constituent précisément de telles raisons. Argumenter permet d’abord de (se) persuader.

Cette hypothèse adaptative sur la nature de nos raisonnements a bien sûr des avantages, car elle nous pousse souvent à comparer la crédibilité des sources d’information, mais elle a aussi des inconvénients. Elle explique notamment très bien certains biais évoqués ci-dessus. Un des plus célèbres est le biais de confirmation : quand nous avons une croyance (par exemple, « quand je suis déjà en retard, les feux sont toujours au rouge »), nous avons aussi tendance à ne retenir que les arguments en sa faveur (ici, nous oublions les occasions où les feux sont verts car cela contredit notre intime conviction). Pour Sperber et Mercier, ce biais de confirmation signale que nous sommes programmés non pas à trouver une vérité objective, mais à chercher toujours des arguments pour asseoir nos jugements. Fussent-ils de mauvais arguments.

L’intelligence collective, plus performante pour accéder à la vérité mais pas à l’abri des conformismes
De même, la psychologie expérimentale a montré que l’on tend à commettre des erreurs plus importantes dans un test quelconque si l’on est seul à réfléchir plutôt qu’en groupe. Rien ne s’oppose alors à la sélection personnelle de faux arguments et à l’entêtement dans l’égarement, jusqu’à des conclusions absurdes, alors qu’une situation d’échange avec des tiers tend à minimiser cette course en avant dans l’erreur. Inversement, la nature sociale de l’argumentation n’est pas un gage de vérité. Le conformisme et l’esprit de clocher peuvent ainsi conduire la pensée de groupe à véhiculer de faux arguments qui, parce qu’ils sont simplement majoritaires dans le pool d’informations disponibles, paraissent en moyenne meilleurs à chaque membre du groupe. La nature argumentative et sociale de nos raisonnements n’est donc jamais un chemin assuré vers la vérité, simplement une méthode empirique et comparative pour se faire une idée d’une situation, idée parfois exacte…. et parfois fausse !

Revisiter les plateformes argumentaires des organisations
Si Sperber et Mercier ont raison, la communication des organisations n’échappe pas à quelques conclusions que l’on peut en tirer. Entreprises et institutions sont en compétition pour donner aux autres les meilleures raisons d’adhérer à leur discours et leurs pratiques. Elles doivent construire une batterie d’arguments qui sont chacun engagés dans une lutte pour la survie, face à des contre-arguments ou face à d’autres arguments pouvant se montrer plus efficaces. Cette efficacité peut en soi être fondée sur le mensonge et l’erreur… mais elle n’a qu’un temps, car la conscience de la tromperie se traduit par un rejet brutal de la source. La densification et l’intrication de tous les réseaux de communication à l’âge d’Internet rendent évidemment cet exercice argumentatif plus nécessaire que jamais, mais aussi plus complexe.

Référence : Mercier H, Sperber D (20111), Why do humans reason? Arguments for an argumentative theory, Behav Brain Sci, 34, 57–111, doi:10.1017/S0140525X10000968
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mardi 3 mai 2011

Et si vous répariez vos “vitres cassées”… Bien commun et performance collective

L’entreprise est un lieu de coopétition, c’est-à-dire de coopération interne en vue d’une compétition externe. Elle a donc beaucoup à apprendre des théories de la coopération qui passionnent depuis longtemps les théoriciens de l’évolution, du comportement et de la cognition. Le fait est certain : les humains sont une espèce sociale et coopérative, mais dans certaines limites.

Michael Kurschilgen, Christoph Engel et Sebastian Kube (Institut Max Planck de recherche sur les biens publics) ont choisi un jeu couramment utilisé en analyse des comportements économiques. Les joueurs sont placés dans une situation de choix entre coopération et compétition : dotés au départ de 20 jetons, ils peuvent soit les investir dans un projet commun (ce qui rapporte jusqu’à 32 jetons en cas de coopération complète), soit faire défaut et jouer cavalier seul (ce qui peut rapporter au joueur le plus égoïste jusqu’à 44 jetons si tous les autres coopèrent, mais ce qui ne rapporte rien si tout le monde fait défaut). Dérivé du célèbre “dilemme du prisonnier”, ce jeu met en action le conflit entre une pulsion altruiste/coopérative qui profite à chacun par la recherche du bien commun, et une pulsion égoïste/compétitive qui fait envisager un gain personnel substantiel au détriment du bien commun. Il suffit d’un cavalier seul (free rider) pour que la stratégie altruiste soit pénalisée à son seul bénéfice. C’est donc une question de confiance…

Les trois chercheurs ont testé cette confiance sur deux groupes de volontaires, l’un vivant à Londres, l’autre à Bonn. Première surprise : le climat psychologique n’est pas vraiment le même dans les deux pays puisque les Anglais ont investi 43 % de leur dotation initiale dans un projet commun contre 82 % pour les Allemands ! À l’évidence, l’arrière-plan culturel détermine le degré de confiance que nous plaçons dans les autres. Kurschilgen et ses collègues ont ensuite reproduit l’expérience avec le groupe allemand tout en avertissant les joueurs que de très mauvais scores étaient possibles. Cette information nouvelle a fait chuter l’altruisme : les vertueux groupes de Bonn n’ont plus investi que 51 % de leur dotation dans le bien commun.

« Ce type de résultat confirme les théories de la “vitre cassée” dans le domaine des incivilités urbaines », notent les chercheurs : quand on reçoit une information qui n’inspire pas confiance (ici la vitre cassée), on aura tendance à faire défaut plus facilement et à ignorer le bien commun. Mais ces travaux sont aussi extrapolables au management et à la communication de l’entreprise. Ici, les “vitres cassées” pourront être un excès de langage, une entorse aux bonnes pratiques managériales, une contradiction entre les propos et les actes, un déficit de civilités… n’importe quelle information négative qui va miner la confiance des parties prenantes et nourrir des stratégies internes purement égoïstes, et donc nuisibles à la performance collective !

Référence : Engel C., Kube S., Kurschilgen M (2011), Can we manage first impressions in cooperation problems ? An experimental study on « Broken (and Fixed) Windows », prépublication de l’Institut Max Planck de recherche sur les biens publics (Bonn), avril.
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mercredi 20 avril 2011

Les mots et les choses… Le pouvoir des métaphores sur l’esprit

La métaphore est une figure de style classique du langage écrit et parlé. Comme le souligne Lera Boroditsky, professeur à l’université Stanford, « nous ne pouvons parler d’une situation complexe sans employer des métaphores. Elles ne servent pas qu’à décorer un langage ; elles donnent forme à nos conversations sur des choses que nous essayons d’expliquer ou de représenter. Et elles ont des conséquences pour décider quelle approche nous estimons appropriée à la résolution d’un problème ». Son étudiant et doctorant Paul Thibodeau précise : « Certains suggèrent qu’un mot sur 25 est formé d’une métaphore. Mais nous ne savons pas dans quelle mesure elles nous influencent ».

Pour tester cette influence de la métaphore sur nos convictions et représentations, ces deux chercheurs ont soumis 485 étudiants, dont les opinions politiques avaient été auparavant renseignées, à cinq tests. Le thème choisi était le crime, dans la ville (imaginaire) d’Addison. Pendant l’expérience, les étudiants se sont vus exposer une situation sensible en matière de criminalité, parfois assortie de données chiffrées (par exemple, plus de 10 000 crimes supplémentaires enregistrés sur une période ; nombre de meurtres passé de 330 à plus de 500).

Mais Boroditsky et Thibodeau ont également fait varier les métaphores dans la description de cette situation. Une catégorie d’exposés représentait le crime comme un « monstre » menaçant la collectivité, une autre comme un « virus » infectant la cité.

Résultat : les mots contribuent bel et bien à forger ou former les convictions. Ainsi, les représentations du crime comme un monstre ont incité dans 74 % des cas à appeler à plus de répression, alors que ce chiffre tombe à 54 % quand ce même crime devient un virus. Les résultats sont indépendants des opinions, mais aussi des statistiques. Quand on leur demande ce qui a pu influer leur opinion au cours des expériences, les étudiants mentionnent les chiffres, mais ils ne sont 15 sur 485 à suggérer que les mots les ont éventuellement orientés. Non seulement la métaphore est puissante, mais elle est discrète !

À n’en pas douter, la période électorale qui s’ouvre en France va voir fleurir les métaphores en tout genre, car les candidats politiques sont friands de cette figure qui permet de marquer les opinions publiques. Il en va de même pour les médias, bien sûr, et le cabinet Inférences avait par exemple noté la prégnance des métaphores dans son étude sur les représentations de la crise financière et économique. Et l’entreprise ? Elle en use également, sans doute avec plus de parcimonie que d’autres car son discours est plus opérationnel, technique… et policé. Mais qu’il s’agisse des discours des dirigeants, du storytelling de la communication interne ou externe, des ressorts de motivation du management et des ressources humaines ou encore de la communication de crise, il est raisonnable de penser que la métaphore peut irriguer, sinon orienter, les convictions qui s’expriment dans l’univers économique.

Référence : Thibodeau PH, L Boroditsky (2011), Metaphors we think with: The role of metaphor in reasoning, PloS ONE, 6(2): e16782. doi:10.1371/journal.pone.0016782
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mercredi 13 avril 2011

La mémoire qui ne flanche pas. Le sens, au secours de la mémoire

Dans nos existences personnelle et professionnelle, la mémoire est en permanence sollicitée. Notre cerveau traite des quantités impressionnantes d’informations et en oublie (heureusement) la plupart. Dans la vie courante, chacun de nous possède des croyances sur ses propres capacités à mémoriser : « c’est facile à retenir parce que… », « …si j’étudie plus, je retiendrai mieux… », « …je n’oublierai jamais cet instant ! », etc.

Ces croyances ont-elles une influence réelle sur notre mémoire ? Pour le savoir, Nate Kornell et ses collègues ont enrôlé 240 volontaires (des étudiants aux seniors) des deux sexes pour mener trois expérimentations. Elles visaient à analyser les rapports entre métamémoire (croyance et jugement sur la mémoire) et performance. Les volontaires devaient se souvenir de mots projetés sur un écran, en caractères de plus ou moins grande taille. Ils avaient aussi la possibilité de suivre des séances de rattrapage en refaisant le test 1 à 3 fois.

Si les séances supplémentaires ont effectivement donné les meilleurs résultats, l’affichage des mots en grands caractères n’a pas amélioré la mémorisation. Interrogés après l’expérience, les participants avaient sous-estimé l’effet positif de la répétition alors qu’ils avaient surestimé le rôle de la taille des caractères (« Si c’est écrit plus gros, je vais mieux mémoriser !»).

Dans une troisième expérience, les chercheurs ont interrogé les participants sur leurs croyances avant (et non après) l’expérience. La réponse a été la même (croyance fausse dans la taille des caractères et croyance vraie dans la répétition)… mais les résultats ont été dix fois meilleurs ! En d’autres termes, si nous réfléchissons consciemment à ce qui influence notre mémoire avant d’effectuer une tâche, la mémorisation n’en est que plus efficace.

Conclusion des chercheurs : nous sommes trompés par deux biais. Le « biais de traitement automatique » nous indique que nous confondons à tort la facilité de réalisation et la facilité de mémorisation d’un travail. Le « biais de stabilité » nous fait croire injustement que notre mémoire est constante dans le temps.

Le traitement par l’effort conscient reste le meilleur moyen de mémoriser les données qui sont importantes pour nous, concluent les psychologues. Et ils précisent : « la manière dont nous encodons l’information ne dépend pas de l’aisance, mais de la signification ». Nous nous souvenons de ce qui a un sens pour nous…

Référence : Kornell N et al (2011), The ease of processing heuristic and the stability bias: Dissociating memory, memory Beliefs, and memory Judgments, Psychological Science, e-pub
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mardi 5 avril 2011

Lost in management. Le management de proximité sous la double contrainte

Les entreprises connaissent des mutations au rythme des générations, tenant à la nature du travail (de plus en plus orienté tertiaire et service) comme à son organisation. Chercheur au CNRS puis à enseignant à l’INSEAD, sociologue des organisations, François Dupuy ausculte ces phénomènes depuis de nombreuses années. Son dernier ouvrage est fondé sur l’analyse de 18 grandes sociétés représentant des secteurs très différents (banques, assurance, supermarchés, hôpitaux, administrations). Il souligne le malaise que traverse le management en ce début de siècle.

La sortie des Trente Glorieuses a été marquée par plusieurs traits dominants :
  • la compétition nationale et internationale est plus rude, la pression pour la rentabilité s’est renforcée et diffusée à toutes les strates de l’entreprise ;
  • des traits culturels comme le paternalisme ou l’autoritarisme ont presque totalement disparu du paysage managérial ;
  • les vertus de l’autonomie, de l’initiative, de la flexibilité et du dialogue ont été reconnues à divers échelons du travail.
Ces mouvements sont en partie contradictoires : on a allégé certaines contraintes dans les rapports interpersonnels (moins d’autorité, plus d’autonomie), mais en même temps on a renforcé la contrainte majeure, une productivité au service d’une profitabilité indispensable à la survie. Comment concilier cela ? Beaucoup d’entreprises ont mis en place des politiques de reporting et d’évaluation, des stratégies de projets et de changements associés à des indicateurs de résultats. Mais cela s’est traduit par une avalanche de chiffres, mesures, rapports, règles et procédures perçues comme chronovore et froide. Les incantations à la « chaleur » des relations au travail paraissent du même coup assez décalées et artificielles, motivantes uniquement quand il existe préalablement un esprit d’équipe lié à des situations spécifiques.

La principale victime de cette tenaille est le management de proximité : interface entre une direction assez lointaine, occupée aux affaires stratégiques ou financières, et une base difficile à mobiliser, oscillant souvent entre scepticisme et cynisme. Pour François Dupuy, qui cite plusieurs exemples d’entreprises ayant évité ces écueils, on peut sortir du blocage managérial.

D’abord en prenant au sérieux l’autonomie, au lieu d’en faire un slogan non suivi d’effets c’est-à-dire en laissant les équipes décider de règles communes pour parvenir à des objectifs, sans toujours imposer « d’en haut » des grilles évaluatives rarement en adéquation avec les logiques de terrain. Ensuite en acceptant des confrontations et en permettant aux divergences de vue de s’exprimer, au lieu d’une langue de bois ou de coton consensuelle qui ne provoque qu’une adhésion superficielle des collaborateurs. Enfin, en conjurant les « silos » par une interdépendance croissante des fonctions et des services au sein de l’entreprise, permettant de répartir les charges de travail et d’élargir les horizons de mobilité. Alors peut se restaurer la confiance souvent perdue dans l’encadrement intermédiaire. Et au-delà dans les valeurs et la vision de l’entreprise.

Références : Dupuy F (2011), Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Seuil, 268 p.
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lundi 28 mars 2011

Qui peut le moins… peut parfois le plus. Avis d’amateurs et d’experts : qui écouter sur le web ?

Avec le web social, les réseaux affinitaires et les contenus produits par les usagers (user-generated content), une part croissante de nos opinions est influencée par nos contacts virtuels. Elles l’étaient certes déjà par nos contacts « dans la vie réelle », mais elles le sont désormais avec une puissance démultipliée par l’intelligence collective du Web. Deux études publiées en ligne sur la Journal of Consumer Research donnent des informations intéressantes sur la construction de nos opinions.

Dans la première, Andrew D. Gershoff et Katherine A. Burson montrent que nous avons tendance à sous-estimer nos capacités. Des volontaires remplissent des quiz et doivent estimer leurs scores ainsi que ceux d’autres volontaires passant l’épreuve en même temps qu’eux. Si les auto-évaluations sont bonnes, les participants ont tendance à surévaluer les scores des autres, et par conséquent à sous-estimer leur propre performance. Les auteurs soulignent que cette propension affecte aussi nos choix de consommation : dans un domaine que nous connaissons mal (un produit de haute technologie ou d’usage très spécifique, par exemple), nous avons tendance à survaloriser les avis d’autrui.

Et si autrui est un expert ? La seconde étude, par Ravi Mehta et ses collègues, est totalement indépendante de la précédente, mais suggère que l’avis d’un expert n’est pas toujours meilleur que celui d’un novice. Plus précisément : l’expert a tendance à répondre plus lentement. Et s’il est pressé de donner son avis et de le justifier, il est plus enclin à commettre des erreurs.

Quatre études différentes conduites par les chercheurs sur des jeux vidéos font le même constat. L’explication ? Quand l’avis d’un expert est requis, celui-ci a tendance à consacrer davantage de temps à la justification de son raisonnement qu’à l’évaluation elle-même. Résultat : son avis peut être fautif. En fait, remarquent les auteurs, l’idéal est de demander à un expert comment raisonner ou analyser un problème ou un choix, pas de lui demander pourquoi résoudre ce problème ou faire ce choix.

Ces travaux concernent les logiques de consommation et de prescription, mais intéressent aussi le partage et le management des connaissances dans l’entreprise.

Références : Gershoff AD, KA Burson (2011), Knowing where they stand: The role of Inferred distributions of others in misestimates of relative standing, Journal of Consumer Research, e pub ; Mehta R, JA Hoegg, A Chakravarti (2011), "Knowing too much: Expertise induced false recall effects in product comparison, Journal of Consumer Research, e pub.
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mardi 22 mars 2011

Maîtriser ses humeurs. Anxiété et négociation font mauvais ménage…

Dans presque toutes les situations de la vie sociale et économique, particulièrement dans la vie des organisations, nous devons relever le défi de la négociation avec les autres en vue de parvenir à nos objectifs. Si l’art et la logique de la négociation ont donné lieu à une littérature substantielle, peu de chercheurs se sont intéressés jusqu’à présent à son arrière-plan émotionnel. On sait que les humeurs positives tendent à renforcer l’esprit coopératif (et la réussite des négociations) quand les humeurs négatives ont l’effet inverse.
De façon assez surprenante, ce sont la colère et le plaisir dont les rôles dans la négociation ont été analysés dans le passé, mais pas l’état émotionnel le plus immédiatement associé à une tractation difficile : l’anxiété.

Alison Wood Brooksa et Maurice E. Schweitzerb (Université de Pennsylvanie) ont comblé ce vide par une publication relatant quatre expériences différentes. Plusieurs centaines de volontaires ont été placées dans des situations de négociation, avec diverses analyses quantitatives à la clé, et un contrôle de leur niveau d’anxiété (induit par diverses perturbations juste avant les expériences, avec un groupe-contrôle neutre pour chaque expérience). Quels en sont les enseignements ?
  • L’anxiété pousse à bâcler les pourparlers : le sujet anxieux vise moins haut que ses attentes, fait une première offre plus basse, accepte plus vite un accord même s’il est inférieur à ses objectifs initiaux ;
  • En particulier, la première offre (dont il a été montré qu’elle est déterminante dans l’issue de toute négociation) est significativement plus basse chez les sujets anxieux ;
  • Il en va de même pour la durée totale de l’échange, plus courte chez les sujets anxieux : ils se comportent comme s’ils veulent « fuir » la situation qui les stresse, ce qui induit plus de concessions ;
  • Ce niveau initial d’anxiété peut cependant être partiellement ou totalement compensé par le niveau de maîtrise de soi des participants (mesuré par le Negotiation Aptitude Test), de sorte que la disposition anxieuse n’est pas une fatalité.
Après avoir longtemps fondé leur raisonnement sur le principe d’un agent rationnel maximisant son intérêt, les sciences économiques en viennent à s'intéresser à un homme plus "réel" dont la rationalité se trouve largement limitée par le manque d'information mais aussi “bruitée” par toutes sortes de sensations et d'émotions. L'importance de ces dernières ne saurait être négligée dans la vie de l'entreprise comme dans la conduite des affaires.

Référence : Wood Brooksa A, Schweitzerb ME (2011), Can Nervous Nelly negotiate? How anxiety causes negotiators to make low first offers, exit early, and earn less profit, Organizational Behavior and Human Decision Processes, epub, doi:10.1016/j.obhdp.2011.01.008
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mercredi 16 mars 2011

Analyse lexicale quantitative. Etat ou marché ? Google a tranché…

Dis-moi quels mots tu emploies et je te dirai ce que tu penses ! En décembre dernier, les informaticiens de Google ont lancé un service permettant de vérifier cet adage à une nouvelle échelle : Ngrams.

On sait que le géant californien a numérisé plusieurs millions de livres édités au cours des quatre derniers siècles, en de nombreuses langues. La solution Ngrams consiste à détecter la fréquence annuelle de mots dans ce vaste corpus numérique.

Pascale-Marie Deschamps en a donné un exemple amusant dans la dernière livraison du supplément Enjeux-Les-Echos : elle a comparé les occurrences du mot « marché » et du mot « État » dans le corpus français de 1650 à 2000. Il en ressort que le premier connaît une croissance assez lente et régulière, tandis que le second a des variations décennales et séculaires d’usage bien plus marquées. Au final, ils arrivent presque à égalité dans la période contemporaine. Il est intéressant de voir que les pics d’usage du mot « État » correspondent à la deuxième moitié du XVIIIe siècle (période intense de théories politiques des Lumières) et aux trente glorieuses (période d’économie mixte avec forte intervention de l’État). En fin de courbe, les années 1980 et 1990 de déréglementation coïncident avec une plongée du mot État et une hausse du mot marché. Il serait fort intéressant de baisser le niveau de résolution de l’analyse, et d’observer mensuellement comment les mots État et marché se porte depuis la crise de 2007-2008.

Les technologies numériques permettent ainsi des analyses de langage impossibles voici encore une ou deux décennies. Nous ne sommes qu’au début du phénomène. Bien sûr, la simple estimation quantitative d’un mot n’est qu’une étape préliminaire : elle permet de dessiner des tendances, d’autant plus représentative (ou statistiquement robuste) que le corpus analysé est volumineux. Toute la difficulté est d’estimer ensuite le contexte d’usage de ce mot, qui va lui donner son sens réel. La démarche est alors bien plus fine : les outils de traitement automatique du langage (TAL) permettent de produire certaines interprétations, mais l’intervention humaine reste toujours nécessaire. La « Machine de Turing » intelligente n’a pas encore été inventée !

Référence : Deschamps P-M (2011), En France l’État a longtemps dominé le marché, Enjeux-Les Echos, 277, 69.
Lien : Ngrams, http://ngrams.googlelabs.com/
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mercredi 9 mars 2011

L’arche des données. Survivre à l’âge du déluge de l’information

Nous vivons dans les sociétés de l’information : cette évidence est mieux comprise quand on parvient à quantifier les flots d’information dont il est question. On utilise pour cela le bit (unité binaire) qui permet de comparer différents supports en donnant la même unité d’évaluation.

Une étude de Martin Hilbert et Priscila López, parue la semaine dernière dans la revue Science, s’y attelle, et ses résultats sont impressionnants. Les auteurs s’intéressent à la quantité d’information que l’humanité a pu technologiquement stocker, communiquer et calculer entre 1986 et 2007, période à laquelle s’applique leur travail :
  • Sur ses supports numériques et analogiques, l’humanité peut stocker 295 exabits d’information (il faut donc ajouter 20 zéros à 250 pour avoir le chiffre exact). Si l’on considère un bit comme une étoile, chaque personne dispose d’une galaxie à sa disposition. Ou bien encore : il y a autant de bit d’information dans nos machines que 315 fois le nombre de grains de sable sur terre !
  • L’année 2002 peut être considérée comme la naissance officielle de la société numérique. C’est en effet au cours de cette année que pour la première fois, l’information stockée sur supports numériques a dépassé celle stockée sur supports analogiques. L’avancée fut rapide puisque dès 2007, 94 % de l’information que nous archivons individuellement est de nature numérique.
  • En 2007, environ 1,9 zettabits d’information a été communiqué sur des télévisions ou des systèmes GPS, soit l’équivalent des mots contenus dans 174 journaux par personne et par jour.
  • La communication interpersonnelle de données par téléphone mobile, mail ou autres techniques représente un échange annuel de 65 exabits (six journaux par personne et par jour).
  • Entre 1986 et 2007, la capacité de calcul des ordinateurs dans le monde s’est accrue de 58 % par an, plus de 10 fois le rythme de la croissance économique, aboutissant à un nombre de calcul par seconde du même ordre de grandeur que celui d’un cerveau humain.
Ce n’est plus un fleuve tranquille, c’est un tsunami d’informations qui déferle sur le monde. La modernité poursuit et accélère la transition commencée avec l’invention de l’imprimerie, poursuivie par celle du télégraphe, du téléphone, de la radio et de la télévision. Ce processus conduit à un nouvel environnement pour l’esprit humain, marqué par un risque de saturation des capacités de traitement de l’information disponible. Les entreprises sont évidemment sur la ligne de front, puisque l’information constitue pour elles une matière première de toute stratégie gagnante. Se noyer dans le déluge ou surfer sur la vague : tel est l’enjeu de la décennie.

Référence : Hilbert M, P López (2011), The world's technological capacity to store, communicate, and compute information, Science, epub, doi:10.1126/science.1200970.
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jeudi 3 mars 2011

La politique de la colère… Le discours de l’indignation comme caution de proximité

Un fait divers qui entraîne prises de parole politiques et surenchères médiatiques… nos démocraties d’opinion en sont assez coutumières. Certains le déplorent, considérant que le phénomène conduit davantage à des lois de circonstance dictées par une orchestration des émotions et une logique court-termiste qu’à une évaluation rationnelle d’un fait, envisagée sur le long terme. Cette tendance paraît cependant répondre à une inclination « naturelle » : sur nombre de sujets débattus, il est en effet difficile de ne pas faire transparaître des éléments émotionnels, et d’en faire parfois le cœur réel de son argumentation.

Des chercheurs américains viennent de s’intéresser à ce phénomène. Jeffrey Berry et Sarah Sobieraj (Université Tufts) se sont penchés sur ce qu’ils appellent les « discours de l’indignation » : une prise de parole politique ayant pour objet de provoquer des réponses viscérales (peur, colère, révolte morale) à partir de certains procédés cognitifs et sémantiques (généralisation abusive, sensationnalisme, information partielle, attaques ad hominem, etc.).

Pendant une période de 10 semaines (printemps 2009), quatre chercheurs ont passé en revue les émissions TV et radio, les blogs et les journaux pour former un corpus représentatif des prises de parole de personnalités libérales et conservatrices aux États-Unis. Ils ont soumis ce corpus à une grille d’analyse de 13 variables quantifiables (par exemple : nombre d’insultes, nombre d’interpellations en nom propre, etc.).

Résultats : le discours de l’indignation est omniprésent, puisque 82,8 à 98,8 % des verbatim recueillis en comportent. Et aux États-Unis, les conservateurs sont plus à l’aise dans cet exercice que les libéraux (15,57 contre 10,32 usages de cette catégorie par prise de parole, en moyenne). Les auteurs remarquent cependant que les modèles argumentatifs et expressifs sont les mêmes à droite et à gauche, seule la fréquence de leur emploi varie.

Une étude comparative menée sur les journaux de la période 1955-1975 a également présenté des résultats intéressants. Elle montre en effet que cette « inflation émotionnelle » des prises de position politiques est récente : les chercheurs n’ont trouvé quasiment aucun élément caractéristique du discours de l’indignation dans les colonnes des principaux médias d’il y a 35 à 55 ans !

On peut supposer que la part de plus en plus importante de la télévision a facilité la montée des enchères émotionnelles observée depuis trois décennies. On peut également avancer que la course à la proximité, tant des marques avec leurs consommateurs que des politiques avec leurs électeurs, se gagne désormais avant tout sur le registre de l’émotion. Et il sera intéressant de voir comment Internet, le nouveau média dominant, fait évoluer cette tendance…

Référence : Berry J, Sobieraj S et al (2011), From incivility to outrage: Political discourse in blogs, talk radio, and cable news, Political Communication, e-pub.
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mercredi 16 février 2011

De la liberté en entreprise. Autonomie et implication des salariés : l’importance du diagnostic culturel

Plusieurs décennies de littérature managériale appuient le constat suivant : les collaborateurs qui bénéficient d'une certaine autonomie – c'est-à-dire qui se sentent libres et responsables dans leurs choix professionnels − sont plus satisfaits et plus productifs. Le développement d’Internet a accru la demande comme l’offre d’autonomie depuis dix ans, grâce à une circulation des informations permettant à chacun de gérer ces flux de manière plus flexible dans l’espace et le temps, pourvu qu’il dispose d’un terminal numérique.

L'autonomie peut prendre différentes formes : permettre aux salariés d’établir leur emploi du temps, de choisir le mode d'exécution de leurs tâches, voire travailler à domicile. En général, cette liberté donne des résultats impressionnants : plus grande implication du personnel, hausse du rendement, accroissement de la productivité, ralentissement du roulement, etc.

Un problème cependant : cette littérature managériale mesurant de si bons résultats provient très largement des Etats-Unis ; or, il n'existe aucune définition universelle, transculturelle, de l'autonomie. Ce qui est perçu comme de la liberté d'action dans un contexte donné peut être considéré ailleurs comme de la désorganisation pure et simple. C'est ce que rapporte notamment un nouvel ouvrage sur l'autonomie au travail dont un chapitre (Autonomy in the Workplace: An Essential Ingredient to Employee Engagement and Well-Being in Every Culture) a été rédigé par Marylène Gagné et Devasheesh Bhave (École de gestion John-Molson, Université Concordia, Canada).

« L'autonomie est importante dans chaque culture, précise Marylène Gagné. Le sentiment de liberté a des effets très positifs sur les employés. Cependant, il ne suffit pas d'exporter les méthodes d'autonomisation nord-américaines pour qu'elles fonctionnent dans n'importe quel contexte culturel. » Elle observe par exemple que l'autonomie stimule particulièrement l'efficacité lorsque la tâche est complexe et nécessite davantage de créativité, mais dans un travail plus répétitif, la liberté d'action n'a pas beaucoup d'impact sur la productivité. De même, certaines cultures considèrent une latitude de la direction vis-à-vis des salariés comme une marque de faiblesse ou d’incertitude, plus démotivante qu’autre chose.

Les entreprises évoluent de plus en plus dans des contextes multiculturels, soit en raison de la mondialisation, soit en raison de la diversification ethnique des populations nationales. Pour beaucoup d’entre elles, et passé une certaine taille critique, un diagnostic culturel et identitaire est sans doute un préalable utile pour comprendre la réceptivité des plans de changement et des orientations managériales chez les collaborateurs. « Il n'existe pas de panacée », rappelle Marylène Gagné : un ajustement fin à la réalité et complexité de chaque entreprise est indispensable.

Référence : Chirkov VL, Ryan RM, Sheldon KM (dir.) (2010), Personal Autonomy in Cross-Cultural Context: Global Perspective on the Psychology of Freedom and People's Well-Being, Springer.
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vendredi 11 février 2011

Sommes-nous si prévisibles ? Mieux comprendre le fonctionnement des réseaux sociaux

Les réseaux sociaux ont toujours structuré l’existence humaine. Bien avant Internet, chaque individu était connecté à d’autres, dans une relation d’échanges plus ou moins soutenus, construite autour de motivations les plus diverses : liens familiaux, sexuels ou amicaux, intérêts matériels ou intellectuels, croyances ou convictions partagées, etc. Le réseau informatique mondial matérialise ces liens qui lui préexistaient. Il en démontre l’importance dans la diffusion des idées, le développement des pratiques et la construction des préférences.

Dans un papier récemment présenté à un congrès de l’université de Californie, Shashi Shekhar et Dev Oliver (Université du Minnesota) rappelle les enjeux et les frontières de l’analyse des réseaux sociaux. Leurs modèles traditionnels sont fondés sur des graphes où chaque acteur (individu, institution) est un nœud du réseau : on peut alors quantifier la centralité et l’influence relatives de ces acteurs, évaluer le degré de cohésion et d’ouverture des communautés (sous-ensembles reliés du réseau global), mesurer l’intensité des flux d’échange.

Les deux universitaires font observer que cette topologie, certes déjà très riche, présente néanmoins une vision très statique des réseaux et bien trop peu systémique. Elle masque en effet l’évolution spatio-temporelle des changements (par exemple, comment, dans la durée, se modifie et se déplace la confiance dans les leaders) et des tendances (par exemple, quels sont les traits dominants, de court et long termes, au sein d’un réseau). Cette dimension dynamique est d’autant plus importante que les évolutions en cours de la société numérique (géolocalisation, Internet des objets…) produisent des masses croissantes d’informations pour analyser en temps réel les phénomènes. Et les deux chercheurs donnent quelques pistes pour intégrer les données spatiales et temporelles à l’analyse des réseaux sans pour autant faire exploser les temps de calcul.

Pour les entreprises, l’acquisition et la gestion de ce nouveau « capital informationnel » sont un des principaux enjeux stratégiques de la mutation numérique des économies. Plus une entreprise connaît l’évolution des préférences de son marché et de ses parties prenantes, mieux elle peut s’y adapter et gagner ainsi un avantage compétitif.

Cependant, l’e-influence, telle qu’elle est encore envisagée par la plupart des acteurs, reste encore largement en retrait par rapport à ces besoins d’anticipation et de lecture fine des évolutions des territoires d'influence. Décrypter les frontières “idéologiques” ou encore analyser les déplacements d’allégeances constituent pourtant le B-A-BA de toute stratégie d'intelligence économique. Il y a 2 500 ans Sun Tzu l’avait parfaitement compris : La règle, c'est que le général qui triomphe est celui qui est le mieux informé. Internet a déplacé les problématiques techniques, pas stratégiques…

Référence : Shekhar S et D Oliver (2010), Computational modeling of spatio-temporal social networks: A time-aggregated graph approach, congrès de l’Université de Califonrie (Santa Barbara), National Science Foundation et Army Research Center (« Contraintes spatiotemporelles des réseaux sociaux »).
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vendredi 4 février 2011

L’empire des émotions. Communication de crise : risque, confiance et trahison

Un travail récent de deux universitaires américains éclaire de manière instructive les débats très vifs qui entourent actuellement en France l'affaire du Mediator.

Andrew D. Gershoff et Jonathan J. Koehler s'intéressent de longue date aux mécanismes de la confiance et de la trahison dans le comportement des individus. Leur dernière recherche concerne ce que l'on peut appeler les “produits de sûreté” (safety products). Airbags, détecteurs de fumée ou vaccins ont pour propriété commune supposée de nous protéger. Notre relation à ces produits est par conséquent marquée par une forte exigence qui, quand elle est déçue ou trahie, donne lieu à des réactions émotionnelles parfois disproportionnées.

Les deux chercheurs ont mené plusieurs tests pour vérifier ce trait psychologique. Des consommateurs volontaires devaient choisir entre deux systèmes d’airbags : le premier offrait une meilleure protection contre les accidents, mais présentait un risque très faible de dysfonctionnement ; le second fonctionnait parfaitement, mais protégeait moins efficacement en cas de choc. Les volontaires ont nettement rejeté le premier système, alors qu'un simple calcul leur permettait de constater que malgré le risque de “panne”, il diminuait très nettement le risque de mourir en cas d’accident. Rationnellement, la probabilité extrêmement faible que le premier système ne fonctionne pas, était donc largement compensée par celle, élevée, de préserver la vie plus efficacement que le second.

« Ce résultat montre que les gens ont des réactions émotives fortes quand un dispositif sûr présente un très faible risque de les trahir », concluent Gershoff et Koehler. Ils ajoutent qu’en pareil cas, au lieu de produire une analyse coût-bénéfice rationnelle, nous sommes disposés à rejeter violemment l'ensemble du dispositif. Les chercheurs notent au passage que cette tendance est très auto-centrée. En effet, s’il s’agit de faire des choix pour des inconnus, plutôt que pour soi et ses proches, nous sommes davantage enclin à prendre du recul et à comparer les risques.

Les produits de santé entrent bien sûr dans cette catégorie de biens et de services vis-à-vis desquels nous manifestons de fortes attentes et n’acceptons pas le moindre écart. Quand on communique à leur sujet, on doit tenir compte de cette dimension émotionnelle dans les réactions du public, et non se contenter d'un rappel sur les procédures formelles de sécurité sanitaire. La communication de crise a de beaux jours devant elle…

Référence : Gershoff AD, and J Koehler (2011), Safety first? The role of emotion in safety product betrayal aversion, Journal of Consumer Research, epub.
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jeudi 20 janvier 2011

L’art d’ouvrir l’esprit… Coaching, empathie et performance

Dans l’existence personnelle comme dans la vie professionnelle, le coaching est à la mode. Formation et apprentissage servent au bien-être des individus et, dans les organisations, ils permettent de s’adapter au changement, d’acquérir des connaissances nouvelles devenues indispensables, d’individualiser les parcours et de renforcer la productivité.

On consacre désormais beaucoup d’énergie, de temps et d’argent au coaching, mais on dispose de peu de données fiables pour évaluer l’efficacité relative de ses méthodes. Sur ce sujet délicat et stratégique, Richard Boyatzis et Anthony Jack, professeurs de psychologie et de science cognitive à l’école de management de l’Université Case Western Reserve (Canada), ont dévoilé à la fin de l’année dernière une étude empirique fort utile.

Des étudiants volontaires se sont prêtés à des séances de coaching. Ils ont été répartis en trois groupes. L’un a bénéficié d’« attracteurs d’émotions positives », à savoir un style d’enseignement qui insiste toujours sur les gains futurs ; l’autre a été orienté plus négativement, avec un relevé systématique (mais non « agressif », bien sûr) des échecs et faiblesses au moment présent ; la troisième forme de coaching était neutre.

Boyatzis et Jack ont déjà montré que la première forme de coaching, orientée vers l’avenir et manifestant de l’empathie pour les progrès des coachés, est celle qui obtient les meilleurs résultats. Dans cette nouvelle étude, ils ont voulu comprendre pourquoi, en examinant le cerveau des volontaires par imagerie fonctionnelle. Résultat : en présence d’attracteurs positifs diffusés lors d’une séance de coaching de trente minutes, les aires visuelles et émotives du cortex sont nettement plus activées ; et il est également plus facile de « réveiller » cette association positive dans la semaine qui suit la séance. Le changement comportemental et la motivation à apprendre s’en trouvent donc dynamiser !

La « pensée positive » n’est donc pas qu’un slogan : l’encouragement à l’effort, le témoignage de sympathie et la projection vers le futur ont des effets réels sur les capacités d’apprentissage, et surtout des effets plus bénéfiques qu’un système plus traditionnel où l’on se contente de corriger les erreurs. À une époque où, particulièrement en France, il semble bien difficile de restaurer la confiance en soi et en l’avenir, cela pourrait inspirer quelques bonnes idées et résolutions durables…

Référence : Boyatzis A, A Jack (2010), Coaching with compassion: An fMRI study of coaching to the positive or negative emotional attractor, congrès annuel de l’Academy of Management (best paper).
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mercredi 12 janvier 2011

Un consommateur averti, n’en vaut pas deux… Réseaux sociaux et volume d’échanges

La société eBay, leader de la vente aux enchères en ligne, a créé des communautés. Grâce à des forums et des chat-rooms, acheteurs et vendeurs peuvent discuter et échanger conseils et bonnes pratiques. L’objectif ainsi recherché par eBay est d’accroître la fidélité des internautes, et en dernier ressort d’augmenter le volume des transactions.

Sharad Borle, Siddharth Singh, Utpal Dholakia (tous trois à l’Université Rice, Etats-Unis) et Rene Algesheimer (Université de Zurich) ont étudié les comportements d’achat et de vente de 13 735 membres d’une communauté eBay. Ceux-ci avaient répondu favorablement à la campagne de mailing d’eBay les invitant à profiter des fonctionnalités de son réseau social.

L’examen des pratiques de ces consommateurs montre qu’ils deviennent, en moyenne, des acheteurs plus conservateurs et des vendeurs plus sélectifs. Assurément, une bonne nouvelle pour eux… mais pas pour eBay, qui observe un effet négatif du réseau social sur le volume des échanges. Il faut évidemment considérer ces résultats sur le moyen-long terme pour évaluer si cette baisse est ou non compensée par une moindre volatilité des vendeurs et acheteurs (moins de volume vs plus de fidélité).

Cet exemple de recherche empirique rappelle que l’entreprise est sommée aujourd’hui de répondre à la déferlante du Web social, sous peine de paraître autiste ou hautaine si elle néglige ces nouveaux usages dont elle ne maîtrise pas encore toutes les conséquences. D’où la nécessité pour elle de développer une vraie stratégie de présence sur le Web, supposant en amont une réflexion critique sur les objectifs, les opportunités et les risques.

Référence : Algesheimer R et al (201à), The impact of customer community participation on customer behaviors: An empirical investigation, Marketing Science, 29, 4, 756-769, doi : 10.1287/mksc.1090.0555
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