mercredi 16 février 2011

De la liberté en entreprise. Autonomie et implication des salariés : l’importance du diagnostic culturel

Plusieurs décennies de littérature managériale appuient le constat suivant : les collaborateurs qui bénéficient d'une certaine autonomie – c'est-à-dire qui se sentent libres et responsables dans leurs choix professionnels − sont plus satisfaits et plus productifs. Le développement d’Internet a accru la demande comme l’offre d’autonomie depuis dix ans, grâce à une circulation des informations permettant à chacun de gérer ces flux de manière plus flexible dans l’espace et le temps, pourvu qu’il dispose d’un terminal numérique.

L'autonomie peut prendre différentes formes : permettre aux salariés d’établir leur emploi du temps, de choisir le mode d'exécution de leurs tâches, voire travailler à domicile. En général, cette liberté donne des résultats impressionnants : plus grande implication du personnel, hausse du rendement, accroissement de la productivité, ralentissement du roulement, etc.

Un problème cependant : cette littérature managériale mesurant de si bons résultats provient très largement des Etats-Unis ; or, il n'existe aucune définition universelle, transculturelle, de l'autonomie. Ce qui est perçu comme de la liberté d'action dans un contexte donné peut être considéré ailleurs comme de la désorganisation pure et simple. C'est ce que rapporte notamment un nouvel ouvrage sur l'autonomie au travail dont un chapitre (Autonomy in the Workplace: An Essential Ingredient to Employee Engagement and Well-Being in Every Culture) a été rédigé par Marylène Gagné et Devasheesh Bhave (École de gestion John-Molson, Université Concordia, Canada).

« L'autonomie est importante dans chaque culture, précise Marylène Gagné. Le sentiment de liberté a des effets très positifs sur les employés. Cependant, il ne suffit pas d'exporter les méthodes d'autonomisation nord-américaines pour qu'elles fonctionnent dans n'importe quel contexte culturel. » Elle observe par exemple que l'autonomie stimule particulièrement l'efficacité lorsque la tâche est complexe et nécessite davantage de créativité, mais dans un travail plus répétitif, la liberté d'action n'a pas beaucoup d'impact sur la productivité. De même, certaines cultures considèrent une latitude de la direction vis-à-vis des salariés comme une marque de faiblesse ou d’incertitude, plus démotivante qu’autre chose.

Les entreprises évoluent de plus en plus dans des contextes multiculturels, soit en raison de la mondialisation, soit en raison de la diversification ethnique des populations nationales. Pour beaucoup d’entre elles, et passé une certaine taille critique, un diagnostic culturel et identitaire est sans doute un préalable utile pour comprendre la réceptivité des plans de changement et des orientations managériales chez les collaborateurs. « Il n'existe pas de panacée », rappelle Marylène Gagné : un ajustement fin à la réalité et complexité de chaque entreprise est indispensable.

Référence : Chirkov VL, Ryan RM, Sheldon KM (dir.) (2010), Personal Autonomy in Cross-Cultural Context: Global Perspective on the Psychology of Freedom and People's Well-Being, Springer.
Share |

vendredi 11 février 2011

Sommes-nous si prévisibles ? Mieux comprendre le fonctionnement des réseaux sociaux

Les réseaux sociaux ont toujours structuré l’existence humaine. Bien avant Internet, chaque individu était connecté à d’autres, dans une relation d’échanges plus ou moins soutenus, construite autour de motivations les plus diverses : liens familiaux, sexuels ou amicaux, intérêts matériels ou intellectuels, croyances ou convictions partagées, etc. Le réseau informatique mondial matérialise ces liens qui lui préexistaient. Il en démontre l’importance dans la diffusion des idées, le développement des pratiques et la construction des préférences.

Dans un papier récemment présenté à un congrès de l’université de Californie, Shashi Shekhar et Dev Oliver (Université du Minnesota) rappelle les enjeux et les frontières de l’analyse des réseaux sociaux. Leurs modèles traditionnels sont fondés sur des graphes où chaque acteur (individu, institution) est un nœud du réseau : on peut alors quantifier la centralité et l’influence relatives de ces acteurs, évaluer le degré de cohésion et d’ouverture des communautés (sous-ensembles reliés du réseau global), mesurer l’intensité des flux d’échange.

Les deux universitaires font observer que cette topologie, certes déjà très riche, présente néanmoins une vision très statique des réseaux et bien trop peu systémique. Elle masque en effet l’évolution spatio-temporelle des changements (par exemple, comment, dans la durée, se modifie et se déplace la confiance dans les leaders) et des tendances (par exemple, quels sont les traits dominants, de court et long termes, au sein d’un réseau). Cette dimension dynamique est d’autant plus importante que les évolutions en cours de la société numérique (géolocalisation, Internet des objets…) produisent des masses croissantes d’informations pour analyser en temps réel les phénomènes. Et les deux chercheurs donnent quelques pistes pour intégrer les données spatiales et temporelles à l’analyse des réseaux sans pour autant faire exploser les temps de calcul.

Pour les entreprises, l’acquisition et la gestion de ce nouveau « capital informationnel » sont un des principaux enjeux stratégiques de la mutation numérique des économies. Plus une entreprise connaît l’évolution des préférences de son marché et de ses parties prenantes, mieux elle peut s’y adapter et gagner ainsi un avantage compétitif.

Cependant, l’e-influence, telle qu’elle est encore envisagée par la plupart des acteurs, reste encore largement en retrait par rapport à ces besoins d’anticipation et de lecture fine des évolutions des territoires d'influence. Décrypter les frontières “idéologiques” ou encore analyser les déplacements d’allégeances constituent pourtant le B-A-BA de toute stratégie d'intelligence économique. Il y a 2 500 ans Sun Tzu l’avait parfaitement compris : La règle, c'est que le général qui triomphe est celui qui est le mieux informé. Internet a déplacé les problématiques techniques, pas stratégiques…

Référence : Shekhar S et D Oliver (2010), Computational modeling of spatio-temporal social networks: A time-aggregated graph approach, congrès de l’Université de Califonrie (Santa Barbara), National Science Foundation et Army Research Center (« Contraintes spatiotemporelles des réseaux sociaux »).
Share |

vendredi 4 février 2011

L’empire des émotions. Communication de crise : risque, confiance et trahison

Un travail récent de deux universitaires américains éclaire de manière instructive les débats très vifs qui entourent actuellement en France l'affaire du Mediator.

Andrew D. Gershoff et Jonathan J. Koehler s'intéressent de longue date aux mécanismes de la confiance et de la trahison dans le comportement des individus. Leur dernière recherche concerne ce que l'on peut appeler les “produits de sûreté” (safety products). Airbags, détecteurs de fumée ou vaccins ont pour propriété commune supposée de nous protéger. Notre relation à ces produits est par conséquent marquée par une forte exigence qui, quand elle est déçue ou trahie, donne lieu à des réactions émotionnelles parfois disproportionnées.

Les deux chercheurs ont mené plusieurs tests pour vérifier ce trait psychologique. Des consommateurs volontaires devaient choisir entre deux systèmes d’airbags : le premier offrait une meilleure protection contre les accidents, mais présentait un risque très faible de dysfonctionnement ; le second fonctionnait parfaitement, mais protégeait moins efficacement en cas de choc. Les volontaires ont nettement rejeté le premier système, alors qu'un simple calcul leur permettait de constater que malgré le risque de “panne”, il diminuait très nettement le risque de mourir en cas d’accident. Rationnellement, la probabilité extrêmement faible que le premier système ne fonctionne pas, était donc largement compensée par celle, élevée, de préserver la vie plus efficacement que le second.

« Ce résultat montre que les gens ont des réactions émotives fortes quand un dispositif sûr présente un très faible risque de les trahir », concluent Gershoff et Koehler. Ils ajoutent qu’en pareil cas, au lieu de produire une analyse coût-bénéfice rationnelle, nous sommes disposés à rejeter violemment l'ensemble du dispositif. Les chercheurs notent au passage que cette tendance est très auto-centrée. En effet, s’il s’agit de faire des choix pour des inconnus, plutôt que pour soi et ses proches, nous sommes davantage enclin à prendre du recul et à comparer les risques.

Les produits de santé entrent bien sûr dans cette catégorie de biens et de services vis-à-vis desquels nous manifestons de fortes attentes et n’acceptons pas le moindre écart. Quand on communique à leur sujet, on doit tenir compte de cette dimension émotionnelle dans les réactions du public, et non se contenter d'un rappel sur les procédures formelles de sécurité sanitaire. La communication de crise a de beaux jours devant elle…

Référence : Gershoff AD, and J Koehler (2011), Safety first? The role of emotion in safety product betrayal aversion, Journal of Consumer Research, epub.
Share |