dimanche 28 septembre 2008

Mensonges électroniques

par Charles Muller

Le courrier électronique nous inciterait-il à mentir ? C’est ce qu’ont suggéré trois chercheurs (Liubia Belkin de l’Université Lehigh, Terri Kurtzberg de l’Université Rutgers et Charles Naquin de l’Université DePaul), en rendant compte de leurs travaux au dernier congrès annuel de l’Académie du management (États-Unis). Les chercheurs ont fait participer 48 étudiants MBA à un jeu dit de l’ultimatum : un joueur disposant d’une certaine somme propose son partage à un autre joueur, lequel doit accepter ou refuser. En l’espèce, les étudiants se voyaient dotés d’une somme de 89$ à partager ; et le bénéficiaire virtuel savait seulement que cette dotation se situait entre 5 et 100$. Belkin et ses collègues ont donné le choix entre deux formes de communication écrite (e-mail ou papier) pour proposer le partage. Résultat : dans 92% des e-mails, les étudiants ont menti sur la somme totale à partager ; ce ne fut le cas que dans 64% des écrits traditionnels. «Ces résultats convergent avec notre précédent travail montrant que la communication électronique tend à diminuer la confiance et la coopération dans les groupes de travail professionnels, et à augmenter la négativité dans les évaluations, souligne Terri Kurtzberg. Les gens semblent estimer qu’il est plus justifié de servir ses intérêts personnels quand ils tapent sur un clavier plutôt qu’ils n’écrivent».

L’étude des chercheurs, intitulée « Online communication and social dilemmas: How communication media influences interpersonal trust, cooperative behavior and perceptions of fairness », doit paraître prochainement dans le journal Social Justice Research.
Share |

vendredi 26 septembre 2008

«Les mots de la crise»

par Charles Muller

Dans Le Monde paraît un éditorial intitulé « les mots de la crise ». : «Aux Etats-Unis en premier lieu, mais par ricochet dans tous les pays, c'est une redoutable crise de confiance qui menace - en témoignent les doutes et le scepticisme que suscite le gigantesque plan de sauvetage bancaire annoncé par le gouvernement américain il y a quelques jours. Qui peut enrayer cette défiance ? Certainement pas, à ce stade, les principaux acteurs économiques, encore moins financiers, qui n'ont su ni mesurer ni maîtriser la folie des marchés - quand ils ne leur ont pas prêté la main.
Restent les factotums de la vie publique : les responsables politiques. Décriés, le plus souvent soupçonnés d'être des rhéteurs sans pouvoir, ils retrouvent là l'occasion de démontrer leur utilité. Mais le risque est évident. S'ils ne parlent pas, leur silence sera jugé coupable. S'ils parlent, le doute s'insinue immédiatement : quelle prise ont-ils réellement sur la crise ? George W. Bush vient de se livrer à l'exercice, sur un mode alarmiste, voire dramatique, sans craindre d'évoquer "une récession longue et douloureuse".
Toutes proportions gardées, le défi est le même pour Nicolas Sarkozy, qui devait s'exprimer à Toulon jeudi 25 septembre : trouver les mots pour éviter que l'inquiétude ne se transforme en "panique" (dixit G. W. Bush) ; mais sans laisser croire aux Français que la crise est sous contrôle, puisque rien ne permet, pour l'heure, d'affirmer qu'elle l'est.
Bref, le président de la République doit, autant que possible, rassurer sans endormir, expliquer sans affoler, reconnaître les limites de son pouvoir sans accentuer la défiance sur sa réalité même.»

Intéressant constat : au moment où l’économie mondiale suspend son vol, où plus grand monde ne s’y retrouve sur les fondamentaux et leur signification réelle, tout est dans les mots. Non parce que le langage suffit, comme par magie, à conjurer le sort. Mais parce qu’une description correcte de la réalité présente et un sens précis de ses évolutions futures redeviennent les conditions de base de la lucidité et de la confiance.
Share |

dimanche 21 septembre 2008

Entreprises et contextes politiques

Dans la Financial Review, Amir Rubin (Université Simon Frazer, EtatsUnis) a analysé le rapport entre les entreprises et le contexte politique. Prenant les résultats des élections présidentielles de 2004, il a dressé une carte des convictions politiques majoritaires (démocrates ou républicaines) des Etats et comtés américains. Il a ensuite classé les entreprises selon la domiciliation de leur siège et leur niveau d’engagement en responsabilité sociale (corporate social responsibility : CSR — RSE en version française : Responsabilité sociétale des entreprises). Résultat : les entreprises à haut CSR sont plutôt localisées en zone démocrate, les entreprises à bas CSR en zone républicaine. « Cela suggère que les vues politiques jouent un rôle dans les prises de décision de l’entreprise, conclut Rubin, et représentent une part importante dans sa conduite pour maximiser la valeur ».
Share |

samedi 13 septembre 2008

Respectez-vous les maximes de Grice ?

par Charles Muller

Dans un texte aujourd’hui classique paru en 1975, le philosophe Paul Grice a proposé quatre maximes pour analyser la valeur du langage :
  • Maxime de quantité : rendez votre contribution aussi informative que nécessaire pour les besoins de l'échange, évitez le surplus d'informations ;
  • Maxime de qualité : ne dites pas ce que vous pensez faux, ni ce pour quoi vous manquez d'éléments de preuve ;
  • Maxime de relation : soyez pertinent par rapport au contexte de la discussion ;
  • Maxime de modalité : soyez concis et clair, évitez les expressions obscures ou ambiguës.

La maxime de quantité concerne l’information, celle de qualité la vérité, celle de relation la pertinence (à l’égard du contexte) et celle de modalité la clarté (vis-à-vis du destinataire).

Cause toujours… tu ne m’intéresses plus
Grice s’inscrivait dans le courant dit de la pragmatique dont l’enjeu est le décryptage des critères de performance communicationnelle de nos conversations ordinaires. Mais à l’évidence les réflexions du philosophe concernent tout aussi bien le langage de l’entreprise. Que ce soit dans la communication interne ou externe, rares sont les discours ou écrits d’une entreprise qui obtiennent de bons scores dans les quatre maximes simultanément. Pour s’en convaincre, il suffit par exemple de relire attentivement un courrier de réponse à une réclamation client ou une note interne :
  • Violation de la maxime de modalité : utilisation de jargons métiers opaques aux non-initiés ou d’un registre inapproprié au destinataire (ton administratif, comminatoire, autoritaire…)
  • Violation de la maxime de relation : des développements hors contexte parfois malvenus (une démarche commerciale alors que le client attend d’abord la résolution de son problème),
  • Violation de la maxime de qualité : des informations qui contredisent la perception intuitive du destinataire sans pour autant expliquer ni argumenter (le client est ravi d’apprendre que tout est normal mais son problème n’est concrètement toujours pas résolu),
  • Violation de la maxime de quantité : des explications lapidaires ou au contraire des développements aussi abondants qu’inutiles (le client se moque de savoir que le service technique a dû mobiliser ses ressources sur une machine qui jusqu’alors avait donné toute satisfaction…)

Le langage de l’entreprise à l’épreuve du quotidien
Curieusement, les entreprises — et tout particulièrement les Directions de relation clients — accordent encore peu d’importance à ce genre d’observation sur leur propre langage et la manière de construire et de conduire leur relation. Pourtant le langage est le premier vecteur de l’information, quels qu’en soient le support et la cible. A l’âge de l’économie cognitive, du knowledge management et du capitalisme de la connaissance, l’outil fondamental des échanges (notre langage) est le dernier auquel on pense quand il s’agit d’optimiser, de valoriser ou d’innover. On conçoit volontiers qu’un nom de marque ou de produit, qu’une signature, qu’un slogan publicitaire ou un discours de direction soient importants. Mais ce langage ordinaire qui constitue pourtant 95% des échanges internes et externes de l’entreprise est encore largement laissé en friche.

Référence :
Grice, H.-P. (1975), Logic and conversation, in Cole, P. and Morgan, J. (ed), Syntax and semantics, 3, 41-58, New York, Academic Press.
Share |

lundi 1 septembre 2008

Clara, Anna, Béa et les autres : la relation client à l'âge virtuel

par Charles Muller

Connaissez-vous Clara, Louise, Anna, Béa ? Elles ont fait leur apparition sur Internet ces dernières années. Non, ne cherchez pas du côté des blogs, des pages musicales de MySpace, des profils de FaceBook. Ces jeunes filles sont des créatures purement virtuelles, que l’on appelle des « agents conversationnels ». La société VirtuOz est spécialisée dans leur conception. Ces conseillères de pixel ont pour fonction d’aider les visiteurs des sites commerciaux (ou autres) dans leurs requêtes, en lieu et place des foires aux questions (FAQ), mais aussi des mails et des requêtes téléphoniques. Leurs avantages : elles sont censées comprendre le langage naturel de l’internaute ; elles sont disponibles 7 j / 7 et 24 h / 24. Et souvent, cela fonctionne. Selon Lamia Barbot (Les Echos), les mails sur site auraient chuté de 90 % depuis l’entrée en fonction d’Emma, conseillère virtuelle des MMA. Et Anna d’Ikéa entretient 4000 conversations par jour : une chargée de clientèle qui ne connaît pas les 35 heures !

Bien sûr, la technologie est perfectible. Plusieurs problèmes semblent se poser, si l’on en juge par quelques tests. Exemple : l’imprécision. Quand je dis à Clara (FNAC) « Je cherche un appareil numérique », elle m’adresse vers une page à 1367 choix possibles, au lieu de me demander une précision sur « appareil ». Autre écueil : certaines questions non prévues. Louise, sur Voyages SNCF, se déclare soudain « actuellement indisponible » quand je lui demande « Puis-je réserver pour mon fils ? ». L’orthographe peut être problématique. Anna d’Ikéa comprend quand je fais une faute sur « fauteuille », cale à « bibliotek », mais réussit à « bibliotèque ». En revanche, sur certaines requêtes précises (« Je cherche une table en marbre »), elle a le même problème que Louise et me renvoie à des tickets de réduction.

D’un point de vue technique, la programmation des agents conversationnels est évidemment une gageure. Elle fait appel à des équipes pluridisciplinaires d’informaticiens, linguistes, psychologues et chercheurs en intelligence artificielle. Le problème est de décomposer les éléments syntaxiques et sémantiques d’une proposition pour en extraire le sens pertinent. Le langage dit ordinaire ou naturel n’a rien d’une langue formelle parfaitement logique. Il est plein d’ambiguïtés et d’obscurités qu’un interlocuteur humain lève aisément selon le contexte, mais qu’une machine doit analyser pour sélectionner le sens le plus probable.

Fort heureusement, l’Internet représente une opportunité formidable pour ces agents intelligents, en raison du nombre massif des requêtes et de la possibilité d’en faire un traitement quantitatif, puis qualitatif. C’est ainsi que fonctionnent les moteurs de recherche : à force de recevoir des demandes, leurs algorithmes calculent de plus en plus finement la probabilité que tel ou tel objet (site) soit concerné. Voilà pourquoi on trouve généralement ce que l’on cherche dans les dix premiers résultats de Google. Du point de vue informatique, l’enjeu est alors de produire des agents adaptatifs (modèle des algorithmes évolutionnaires ou des automates cellulaires) capables d’apprentissage.

Un peu d’histoire. Le mathématicien anglais Alan Turing (1912-1954) est généralement considéré comme le père de l’informatique. Dans un article rédigé en 1936 (On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem : sur les nombres calculables avec une application au problème de la décision), il répond à un problème mathématique posé par son collègue Hilbert. Au cours de la démonstration, il pose le principe d’une « machine universelle » capable d’opérer tous les calculs. Turing travaillera ensuite à diverses applications, comme le décryptage des codes secrets nazis (Enigma) et le codage des voix. Le mathématicien participe avec d’autres (von Neumann, Shannon, Mccarthy, Minsky) à la création de l’intelligence artificielle.

Dans un autre article resté célèbre (Computing machinery and intelligence, 1950), Alan Turing propose le test qui porte son nom. Celui-ci est simple : un individu est dans une pièce, et discute avec un autre dans une pièce adjacente, par messages interposés. Ils ne se voient pas. Turing pose : quand on pourra remplacer un des deux individus par une machine, et que l’autre ne s’en apercevra pas au terme de la discussion, nous serons en présence d’une véritable intelligence artificielle. L’idée sous-jacente est que le langage est la principale expression de la pensée humaine : simuler parfaitement ce langage signifie simuler parfaitement la pensée. Peu importe qu’il s’agisse d’une « simulation » purement mécanique, pourvu que les énoncés produisent des significations et référents partagés avec les humains. On voit que Clara, Anna et Louise répondent à des enjeux anciens. Chaque année, le prix international Loebner organise un concours pour départager les meilleurs IA conversationnelles du moment (chatterbots). La récompense suprême de 100.000 $ sera attribuée (et le prix sera dissous) lorsqu’un chatterbot parviendra à tromper les juges. La compétition 2008 aura lieu le 28 octobre prochaine à l’Université de Reading.

L’avenir de la CRM Internet appartient-il aux agents conversationnels ? C’est probable en entrée de communication, pour les premières requêtes de l’internaute (les plus nombreuses). Mais viennent ensuite des impondérables, et notamment la psychologie humaine, qui n’est pas celle des machines. Si un client vient pour une réclamation ou un contentieux, l’idée d’être pris en charge par un robot ne place pas forcément la conversation sous les meilleurs auspices. Les conseillers virtuels peuvent se révéler contre-productifs dans certaines situations, et les conseilleurs humains ne vont pas disparaître de sitôt.
Share |