lundi 28 mars 2011

Qui peut le moins… peut parfois le plus. Avis d’amateurs et d’experts : qui écouter sur le web ?

Avec le web social, les réseaux affinitaires et les contenus produits par les usagers (user-generated content), une part croissante de nos opinions est influencée par nos contacts virtuels. Elles l’étaient certes déjà par nos contacts « dans la vie réelle », mais elles le sont désormais avec une puissance démultipliée par l’intelligence collective du Web. Deux études publiées en ligne sur la Journal of Consumer Research donnent des informations intéressantes sur la construction de nos opinions.

Dans la première, Andrew D. Gershoff et Katherine A. Burson montrent que nous avons tendance à sous-estimer nos capacités. Des volontaires remplissent des quiz et doivent estimer leurs scores ainsi que ceux d’autres volontaires passant l’épreuve en même temps qu’eux. Si les auto-évaluations sont bonnes, les participants ont tendance à surévaluer les scores des autres, et par conséquent à sous-estimer leur propre performance. Les auteurs soulignent que cette propension affecte aussi nos choix de consommation : dans un domaine que nous connaissons mal (un produit de haute technologie ou d’usage très spécifique, par exemple), nous avons tendance à survaloriser les avis d’autrui.

Et si autrui est un expert ? La seconde étude, par Ravi Mehta et ses collègues, est totalement indépendante de la précédente, mais suggère que l’avis d’un expert n’est pas toujours meilleur que celui d’un novice. Plus précisément : l’expert a tendance à répondre plus lentement. Et s’il est pressé de donner son avis et de le justifier, il est plus enclin à commettre des erreurs.

Quatre études différentes conduites par les chercheurs sur des jeux vidéos font le même constat. L’explication ? Quand l’avis d’un expert est requis, celui-ci a tendance à consacrer davantage de temps à la justification de son raisonnement qu’à l’évaluation elle-même. Résultat : son avis peut être fautif. En fait, remarquent les auteurs, l’idéal est de demander à un expert comment raisonner ou analyser un problème ou un choix, pas de lui demander pourquoi résoudre ce problème ou faire ce choix.

Ces travaux concernent les logiques de consommation et de prescription, mais intéressent aussi le partage et le management des connaissances dans l’entreprise.

Références : Gershoff AD, KA Burson (2011), Knowing where they stand: The role of Inferred distributions of others in misestimates of relative standing, Journal of Consumer Research, e pub ; Mehta R, JA Hoegg, A Chakravarti (2011), "Knowing too much: Expertise induced false recall effects in product comparison, Journal of Consumer Research, e pub.
Share |

mardi 22 mars 2011

Maîtriser ses humeurs. Anxiété et négociation font mauvais ménage…

Dans presque toutes les situations de la vie sociale et économique, particulièrement dans la vie des organisations, nous devons relever le défi de la négociation avec les autres en vue de parvenir à nos objectifs. Si l’art et la logique de la négociation ont donné lieu à une littérature substantielle, peu de chercheurs se sont intéressés jusqu’à présent à son arrière-plan émotionnel. On sait que les humeurs positives tendent à renforcer l’esprit coopératif (et la réussite des négociations) quand les humeurs négatives ont l’effet inverse.
De façon assez surprenante, ce sont la colère et le plaisir dont les rôles dans la négociation ont été analysés dans le passé, mais pas l’état émotionnel le plus immédiatement associé à une tractation difficile : l’anxiété.

Alison Wood Brooksa et Maurice E. Schweitzerb (Université de Pennsylvanie) ont comblé ce vide par une publication relatant quatre expériences différentes. Plusieurs centaines de volontaires ont été placées dans des situations de négociation, avec diverses analyses quantitatives à la clé, et un contrôle de leur niveau d’anxiété (induit par diverses perturbations juste avant les expériences, avec un groupe-contrôle neutre pour chaque expérience). Quels en sont les enseignements ?
  • L’anxiété pousse à bâcler les pourparlers : le sujet anxieux vise moins haut que ses attentes, fait une première offre plus basse, accepte plus vite un accord même s’il est inférieur à ses objectifs initiaux ;
  • En particulier, la première offre (dont il a été montré qu’elle est déterminante dans l’issue de toute négociation) est significativement plus basse chez les sujets anxieux ;
  • Il en va de même pour la durée totale de l’échange, plus courte chez les sujets anxieux : ils se comportent comme s’ils veulent « fuir » la situation qui les stresse, ce qui induit plus de concessions ;
  • Ce niveau initial d’anxiété peut cependant être partiellement ou totalement compensé par le niveau de maîtrise de soi des participants (mesuré par le Negotiation Aptitude Test), de sorte que la disposition anxieuse n’est pas une fatalité.
Après avoir longtemps fondé leur raisonnement sur le principe d’un agent rationnel maximisant son intérêt, les sciences économiques en viennent à s'intéresser à un homme plus "réel" dont la rationalité se trouve largement limitée par le manque d'information mais aussi “bruitée” par toutes sortes de sensations et d'émotions. L'importance de ces dernières ne saurait être négligée dans la vie de l'entreprise comme dans la conduite des affaires.

Référence : Wood Brooksa A, Schweitzerb ME (2011), Can Nervous Nelly negotiate? How anxiety causes negotiators to make low first offers, exit early, and earn less profit, Organizational Behavior and Human Decision Processes, epub, doi:10.1016/j.obhdp.2011.01.008
Share |

mercredi 16 mars 2011

Analyse lexicale quantitative. Etat ou marché ? Google a tranché…

Dis-moi quels mots tu emploies et je te dirai ce que tu penses ! En décembre dernier, les informaticiens de Google ont lancé un service permettant de vérifier cet adage à une nouvelle échelle : Ngrams.

On sait que le géant californien a numérisé plusieurs millions de livres édités au cours des quatre derniers siècles, en de nombreuses langues. La solution Ngrams consiste à détecter la fréquence annuelle de mots dans ce vaste corpus numérique.

Pascale-Marie Deschamps en a donné un exemple amusant dans la dernière livraison du supplément Enjeux-Les-Echos : elle a comparé les occurrences du mot « marché » et du mot « État » dans le corpus français de 1650 à 2000. Il en ressort que le premier connaît une croissance assez lente et régulière, tandis que le second a des variations décennales et séculaires d’usage bien plus marquées. Au final, ils arrivent presque à égalité dans la période contemporaine. Il est intéressant de voir que les pics d’usage du mot « État » correspondent à la deuxième moitié du XVIIIe siècle (période intense de théories politiques des Lumières) et aux trente glorieuses (période d’économie mixte avec forte intervention de l’État). En fin de courbe, les années 1980 et 1990 de déréglementation coïncident avec une plongée du mot État et une hausse du mot marché. Il serait fort intéressant de baisser le niveau de résolution de l’analyse, et d’observer mensuellement comment les mots État et marché se porte depuis la crise de 2007-2008.

Les technologies numériques permettent ainsi des analyses de langage impossibles voici encore une ou deux décennies. Nous ne sommes qu’au début du phénomène. Bien sûr, la simple estimation quantitative d’un mot n’est qu’une étape préliminaire : elle permet de dessiner des tendances, d’autant plus représentative (ou statistiquement robuste) que le corpus analysé est volumineux. Toute la difficulté est d’estimer ensuite le contexte d’usage de ce mot, qui va lui donner son sens réel. La démarche est alors bien plus fine : les outils de traitement automatique du langage (TAL) permettent de produire certaines interprétations, mais l’intervention humaine reste toujours nécessaire. La « Machine de Turing » intelligente n’a pas encore été inventée !

Référence : Deschamps P-M (2011), En France l’État a longtemps dominé le marché, Enjeux-Les Echos, 277, 69.
Lien : Ngrams, http://ngrams.googlelabs.com/
Share |

mercredi 9 mars 2011

L’arche des données. Survivre à l’âge du déluge de l’information

Nous vivons dans les sociétés de l’information : cette évidence est mieux comprise quand on parvient à quantifier les flots d’information dont il est question. On utilise pour cela le bit (unité binaire) qui permet de comparer différents supports en donnant la même unité d’évaluation.

Une étude de Martin Hilbert et Priscila López, parue la semaine dernière dans la revue Science, s’y attelle, et ses résultats sont impressionnants. Les auteurs s’intéressent à la quantité d’information que l’humanité a pu technologiquement stocker, communiquer et calculer entre 1986 et 2007, période à laquelle s’applique leur travail :
  • Sur ses supports numériques et analogiques, l’humanité peut stocker 295 exabits d’information (il faut donc ajouter 20 zéros à 250 pour avoir le chiffre exact). Si l’on considère un bit comme une étoile, chaque personne dispose d’une galaxie à sa disposition. Ou bien encore : il y a autant de bit d’information dans nos machines que 315 fois le nombre de grains de sable sur terre !
  • L’année 2002 peut être considérée comme la naissance officielle de la société numérique. C’est en effet au cours de cette année que pour la première fois, l’information stockée sur supports numériques a dépassé celle stockée sur supports analogiques. L’avancée fut rapide puisque dès 2007, 94 % de l’information que nous archivons individuellement est de nature numérique.
  • En 2007, environ 1,9 zettabits d’information a été communiqué sur des télévisions ou des systèmes GPS, soit l’équivalent des mots contenus dans 174 journaux par personne et par jour.
  • La communication interpersonnelle de données par téléphone mobile, mail ou autres techniques représente un échange annuel de 65 exabits (six journaux par personne et par jour).
  • Entre 1986 et 2007, la capacité de calcul des ordinateurs dans le monde s’est accrue de 58 % par an, plus de 10 fois le rythme de la croissance économique, aboutissant à un nombre de calcul par seconde du même ordre de grandeur que celui d’un cerveau humain.
Ce n’est plus un fleuve tranquille, c’est un tsunami d’informations qui déferle sur le monde. La modernité poursuit et accélère la transition commencée avec l’invention de l’imprimerie, poursuivie par celle du télégraphe, du téléphone, de la radio et de la télévision. Ce processus conduit à un nouvel environnement pour l’esprit humain, marqué par un risque de saturation des capacités de traitement de l’information disponible. Les entreprises sont évidemment sur la ligne de front, puisque l’information constitue pour elles une matière première de toute stratégie gagnante. Se noyer dans le déluge ou surfer sur la vague : tel est l’enjeu de la décennie.

Référence : Hilbert M, P López (2011), The world's technological capacity to store, communicate, and compute information, Science, epub, doi:10.1126/science.1200970.
Share |

jeudi 3 mars 2011

La politique de la colère… Le discours de l’indignation comme caution de proximité

Un fait divers qui entraîne prises de parole politiques et surenchères médiatiques… nos démocraties d’opinion en sont assez coutumières. Certains le déplorent, considérant que le phénomène conduit davantage à des lois de circonstance dictées par une orchestration des émotions et une logique court-termiste qu’à une évaluation rationnelle d’un fait, envisagée sur le long terme. Cette tendance paraît cependant répondre à une inclination « naturelle » : sur nombre de sujets débattus, il est en effet difficile de ne pas faire transparaître des éléments émotionnels, et d’en faire parfois le cœur réel de son argumentation.

Des chercheurs américains viennent de s’intéresser à ce phénomène. Jeffrey Berry et Sarah Sobieraj (Université Tufts) se sont penchés sur ce qu’ils appellent les « discours de l’indignation » : une prise de parole politique ayant pour objet de provoquer des réponses viscérales (peur, colère, révolte morale) à partir de certains procédés cognitifs et sémantiques (généralisation abusive, sensationnalisme, information partielle, attaques ad hominem, etc.).

Pendant une période de 10 semaines (printemps 2009), quatre chercheurs ont passé en revue les émissions TV et radio, les blogs et les journaux pour former un corpus représentatif des prises de parole de personnalités libérales et conservatrices aux États-Unis. Ils ont soumis ce corpus à une grille d’analyse de 13 variables quantifiables (par exemple : nombre d’insultes, nombre d’interpellations en nom propre, etc.).

Résultats : le discours de l’indignation est omniprésent, puisque 82,8 à 98,8 % des verbatim recueillis en comportent. Et aux États-Unis, les conservateurs sont plus à l’aise dans cet exercice que les libéraux (15,57 contre 10,32 usages de cette catégorie par prise de parole, en moyenne). Les auteurs remarquent cependant que les modèles argumentatifs et expressifs sont les mêmes à droite et à gauche, seule la fréquence de leur emploi varie.

Une étude comparative menée sur les journaux de la période 1955-1975 a également présenté des résultats intéressants. Elle montre en effet que cette « inflation émotionnelle » des prises de position politiques est récente : les chercheurs n’ont trouvé quasiment aucun élément caractéristique du discours de l’indignation dans les colonnes des principaux médias d’il y a 35 à 55 ans !

On peut supposer que la part de plus en plus importante de la télévision a facilité la montée des enchères émotionnelles observée depuis trois décennies. On peut également avancer que la course à la proximité, tant des marques avec leurs consommateurs que des politiques avec leurs électeurs, se gagne désormais avant tout sur le registre de l’émotion. Et il sera intéressant de voir comment Internet, le nouveau média dominant, fait évoluer cette tendance…

Référence : Berry J, Sobieraj S et al (2011), From incivility to outrage: Political discourse in blogs, talk radio, and cable news, Political Communication, e-pub.
Share |