vendredi 23 octobre 2009

Entretien avec Pierre-Yves Raccah


Chercheur au Cnrs, Pierre-Yves Raccah est directeur de recherche à l’Université de Limoges et à l’Université de Paris 3 (Sorbonne-Nouvelle). Il est également membre du CeReS (Centre de recherches sémiotiques de Limoges), où il anime les recherches en sémantique. Dans cet entretien, il montre comment une approche réellement scientifique du langage permet de faire émerger les points de vue implicites des acteurs (représentations idéologiques sous-jacentes), mais aussi d’identifier les connaissances et savoir-faire pour mieux les conserver et les transmettre de manière optimale. Des enjeux centraux pour analyser et optimiser la communication d’entreprise, qu’il s’agisse de son identité corporate, de ses orientations stratégiques, de son marketing qualitatif ou du management de ses connaissances.

Vous êtes le concepteur d’une méthode d’analyse sémantique fondée sur les principes théoriques d’une « Sémantique des Points de Vue ». Votre expertise vous porte à considérer que le recours à la sémantique, notamment dans le domaine des études qualitatives, est le plus souvent usurpé. Vous considérez en effet que bon nombre d’acteurs de ce secteur font prendre à leurs clients des vessies pour des lanternes. Pouvez-vous expliquer votre position à ce sujet ?
Ma position n’est probablement pas aussi extrême que cela, mais la manière dont votre question est formulée a le grand mérite de m’obliger à bien expliciter cette position.
Les différents acteurs qui proposent des outils sémantiques utilisent ces outils pour analyser des productions langagières (discours, textes, dialogues, …), dans le but d’en tirer des enseignements sur un certain nombre des paramètres qui caractérisent les conditions de ces productions : identifications idéologiques, préférences de tout ordre, cartes cognitives, et bien d’autres encore. Ces enseignements peuvent ensuite servir à profiler les catégories des producteurs, mais aussi à formuler des suggestions sur des mots à utiliser ou à éviter pour une communication efficace.
Les productions langagières étant la mise en acte, en situation, d’unités de langue, l’analyse rigoureuse de ces productions doit s’appuyer sur un modèle scientifique, fondé sur une théorie explicite, du rôle des unités de langue dans la construction du sens des discours qu’elles permettent. Un tel modèle, qui relève bien de la sémantique, doit, comme tout modèle scientifique, d’une part s’appuyer sur des observations, d’autre part permettre des prédictions explicites, et enfin, permettre de tester ces prédictions en les confrontant à de nouvelles observations.

On trouve cependant beaucoup d’outils d’analyse lexicale et sémantique, fondés notamment sur l’étude statistique des corpus… sont-ils inefficaces ?
Si l’utilisation des outils de la statistique est licite et même souhaitable pour tester des hypothèses en les confrontant à des observations, son utilisation pour remplacer une hypothèse théorique n’a d’intérêt que lorsqu’on n’a pas d’hypothèse théorique à disposition. En effet, à défaut d’un modèle scientifique, comme c’est souvent le cas dans beaucoup de disciplines, on se contente parfois d’une approximation statistique (plus ou moins approfondie), sur la base de laquelle un calcul de probabilité (plus ou moins formel) est parfois possible.
L’utilisation des outils statistiques à la place d’un modèle sémantique peut donc être perçue comme une usurpation. Plus généralement, l’utilisation d’outils d’analyse des productions langagières qui ne seraient pas fondés sur un modèle descriptif et prédictif du rôle des unités de langue dans la construction du sens de leurs énoncés, alors même que de tels modèles existent, peut être considérée comme de l’amateurisme.

Cette clarification apportée, quelles applications concrètes dans le monde économique voyez-vous à la Sémantique des Points de Vue ?
D’une manière générale, toutes les applications que permet une analyse rigoureuse des productions langagières, fondée sur un modèle scientifique.
Plus précisément, je vois trois grands types d’applications, qui peuvent se décliner en plusieurs sous-types par combinaison de certains de leurs aspects.
1. L’aide au recueil et à la gestion des savoir-faire en entreprise, par la mise en évidence et la structuration des points de vue des experts sur leur domaine d’expertise
2. L’aide au marketing qualitatif, par la mise en évidence des identifications idéologiques des différentes catégories de cibles (et, plus généralement, l’aide à la communication interne et externe)
3. La catalyse de formation, qui consiste à faciliter la comparaison entre, d’une part, la représentation de ce qu’un formateur comprend de ce qu’il dit et, d’autre part, la représentation de ce que des stagiaires comprennent de ce que le formateur dit.

À l’heure d’une crise qui fait chanceler bon nombre de repères économiques et idéologiques, pensez-vous qu’une attention particulière au langage présente pour les organisations, privées ou publiques, un moyen efficace d’agir sur les représentations de leurs parties prenantes ?
Indépendamment de toute crise, une attention particulière au langage présente un moyen efficace d’agir sur les représentations des interlocuteurs. L’ébranlement des repères idéologiques rend cette action plus difficile : la fonction des mots devient instable dans de telles conditions. C’est pourquoi il est d’autant plus utile – prudent, pourrait-on dire – de procéder à une sorte d’état des lieux sémantique avant de prendre la parole pour une communication que l’on juge importante.
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