lundi 1 septembre 2008

Clara, Anna, Béa et les autres : la relation client à l'âge virtuel

par Charles Muller

Connaissez-vous Clara, Louise, Anna, Béa ? Elles ont fait leur apparition sur Internet ces dernières années. Non, ne cherchez pas du côté des blogs, des pages musicales de MySpace, des profils de FaceBook. Ces jeunes filles sont des créatures purement virtuelles, que l’on appelle des « agents conversationnels ». La société VirtuOz est spécialisée dans leur conception. Ces conseillères de pixel ont pour fonction d’aider les visiteurs des sites commerciaux (ou autres) dans leurs requêtes, en lieu et place des foires aux questions (FAQ), mais aussi des mails et des requêtes téléphoniques. Leurs avantages : elles sont censées comprendre le langage naturel de l’internaute ; elles sont disponibles 7 j / 7 et 24 h / 24. Et souvent, cela fonctionne. Selon Lamia Barbot (Les Echos), les mails sur site auraient chuté de 90 % depuis l’entrée en fonction d’Emma, conseillère virtuelle des MMA. Et Anna d’Ikéa entretient 4000 conversations par jour : une chargée de clientèle qui ne connaît pas les 35 heures !

Bien sûr, la technologie est perfectible. Plusieurs problèmes semblent se poser, si l’on en juge par quelques tests. Exemple : l’imprécision. Quand je dis à Clara (FNAC) « Je cherche un appareil numérique », elle m’adresse vers une page à 1367 choix possibles, au lieu de me demander une précision sur « appareil ». Autre écueil : certaines questions non prévues. Louise, sur Voyages SNCF, se déclare soudain « actuellement indisponible » quand je lui demande « Puis-je réserver pour mon fils ? ». L’orthographe peut être problématique. Anna d’Ikéa comprend quand je fais une faute sur « fauteuille », cale à « bibliotek », mais réussit à « bibliotèque ». En revanche, sur certaines requêtes précises (« Je cherche une table en marbre »), elle a le même problème que Louise et me renvoie à des tickets de réduction.

D’un point de vue technique, la programmation des agents conversationnels est évidemment une gageure. Elle fait appel à des équipes pluridisciplinaires d’informaticiens, linguistes, psychologues et chercheurs en intelligence artificielle. Le problème est de décomposer les éléments syntaxiques et sémantiques d’une proposition pour en extraire le sens pertinent. Le langage dit ordinaire ou naturel n’a rien d’une langue formelle parfaitement logique. Il est plein d’ambiguïtés et d’obscurités qu’un interlocuteur humain lève aisément selon le contexte, mais qu’une machine doit analyser pour sélectionner le sens le plus probable.

Fort heureusement, l’Internet représente une opportunité formidable pour ces agents intelligents, en raison du nombre massif des requêtes et de la possibilité d’en faire un traitement quantitatif, puis qualitatif. C’est ainsi que fonctionnent les moteurs de recherche : à force de recevoir des demandes, leurs algorithmes calculent de plus en plus finement la probabilité que tel ou tel objet (site) soit concerné. Voilà pourquoi on trouve généralement ce que l’on cherche dans les dix premiers résultats de Google. Du point de vue informatique, l’enjeu est alors de produire des agents adaptatifs (modèle des algorithmes évolutionnaires ou des automates cellulaires) capables d’apprentissage.

Un peu d’histoire. Le mathématicien anglais Alan Turing (1912-1954) est généralement considéré comme le père de l’informatique. Dans un article rédigé en 1936 (On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem : sur les nombres calculables avec une application au problème de la décision), il répond à un problème mathématique posé par son collègue Hilbert. Au cours de la démonstration, il pose le principe d’une « machine universelle » capable d’opérer tous les calculs. Turing travaillera ensuite à diverses applications, comme le décryptage des codes secrets nazis (Enigma) et le codage des voix. Le mathématicien participe avec d’autres (von Neumann, Shannon, Mccarthy, Minsky) à la création de l’intelligence artificielle.

Dans un autre article resté célèbre (Computing machinery and intelligence, 1950), Alan Turing propose le test qui porte son nom. Celui-ci est simple : un individu est dans une pièce, et discute avec un autre dans une pièce adjacente, par messages interposés. Ils ne se voient pas. Turing pose : quand on pourra remplacer un des deux individus par une machine, et que l’autre ne s’en apercevra pas au terme de la discussion, nous serons en présence d’une véritable intelligence artificielle. L’idée sous-jacente est que le langage est la principale expression de la pensée humaine : simuler parfaitement ce langage signifie simuler parfaitement la pensée. Peu importe qu’il s’agisse d’une « simulation » purement mécanique, pourvu que les énoncés produisent des significations et référents partagés avec les humains. On voit que Clara, Anna et Louise répondent à des enjeux anciens. Chaque année, le prix international Loebner organise un concours pour départager les meilleurs IA conversationnelles du moment (chatterbots). La récompense suprême de 100.000 $ sera attribuée (et le prix sera dissous) lorsqu’un chatterbot parviendra à tromper les juges. La compétition 2008 aura lieu le 28 octobre prochaine à l’Université de Reading.

L’avenir de la CRM Internet appartient-il aux agents conversationnels ? C’est probable en entrée de communication, pour les premières requêtes de l’internaute (les plus nombreuses). Mais viennent ensuite des impondérables, et notamment la psychologie humaine, qui n’est pas celle des machines. Si un client vient pour une réclamation ou un contentieux, l’idée d’être pris en charge par un robot ne place pas forcément la conversation sous les meilleurs auspices. Les conseillers virtuels peuvent se révéler contre-productifs dans certaines situations, et les conseilleurs humains ne vont pas disparaître de sitôt.
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