jeudi 3 septembre 2009

L’économie est-elle irrationnelle ?

Dans la livraison estivale de la Harvard Business Review, consacrée au thème de « la nouvelle économie dans le monde nouveau », Dan Ariely publie une analyse provocatrice, intitulée « La fin de l’économie rationnelle ». Ce chercheur est spécialisé dans l’étude du comportement économique, discipline qu’il enseigne à l’Université Duke, Caroline du Nord. On luit doit un essai passionnant (et traduit en français) sur les nombreux biais cognitifs entachant nos décisions individuelles et collectives (C’est (vraiment ?) moi qui décide, Flammarion, 2008).

L’ouverture du papier est directe : « Votre entreprise a fonctionné sur le présupposé que les gens – consommateurs, employés, managers – prennent des décisions logiques. Il est temps d’abandonner cette hypothèse ». La crise financière donne évidemment l’occasion de vérifier cette proposition, elle qui a obligé Alan Greenspan lui-même, gardien de longue date d’une certaine orthodoxie, à abjurer publiquement sa croyance dans la capacité des acteurs à opérer les choix collectifs optimaux en suivant simplement leur intérêt personnel et rationnel. Mais la crise n’est que le révélateur « local » (banque et finances essentiellement) du phénomène bien plus général de nos comportements économiques.


La théorie économique standard reposait sur deux articles de foi n’ayant guère évolué depuis Adam Smith : les êtres humains font habituellement des choix rationnels ; la main invisible du marché apporte des correctifs aux éventuels déséquilibres. Le problème : cette vision ne résiste pas à l’examen des faits. Les progrès rapides accomplis dans les sciences de la cognition et du comportement montrent que les choix individuels ne sont pas toujours rationnels, tant s’en faut.


Dans leur laboratoire, Dan Ariely et ses collègues procèdent ainsi à de nombreuses expériences pour analyser les décisions et les actions des acteurs économiques. A savoir des gens tout à fait normaux, comme vous et moi, mais qui prennent parfois des décisions étranges, absurdes ou immorales.


Exemple 1 :
Apple lance son i-Phone à 600 $ et, à peine deux mois plus tard, baisse le prix à 400 $. Coup de génie, grâce à « l’effet d’ancrage » : nous avons tendance à prendre une première information (quelle qu’elle soit) comme référence pour les suivantes de même nature. 400 $ est sans doute une dépense élevée pour un téléphone, même du dernier cri, mais notre raison critique se laisse abuser par la « baisse » inespérée de 200 $ par rapport au coût « de référence ».


Exemple 2 :
deux groupes doivent passer des tests et réussir au mieux. L’un est contrôlé, l’autre non (les individus doivent simplement communiquer le nombre de problèmes résolus). Les membres du groupe non contrôlé auront toujours tendance à tricher, c’est-à-dire à surestimer leurs résultats. Mais si les membres d’un troisième groupe se voient demander avant l’épreuve de réfléchir à leurs croyances concernant le bien et le mal, ils tricheront moins : les valeurs fondamentales guident donc l’action… si elles sont présentes à l’esprit ! Un résultat qui confirme le rôle que peuvent jouer les valeurs dans une organisation comme l’entreprise. La même expérience où des équipes au lieu d’individus devaient s’affronter à des tests a montré que le groupe tend à favoriser la tricherie en renforçant l’esprit de revanche et de compétition au détriment du respect des règles. Un résultat qui appelle évidemment une réflexion sur les chartes d’éthique et de déontologie mises en place par les grands groupes, ainsi que sur « l’autonomie » des équipes.


Exemple 3 :
deux groupes homogènes se voient offrir une offre d’abonnement à un célèbre hebdomadaire international d’économie. Première offre : internet seulement 49 € ; papier seulement 129 € ; internet + papier 129 €. Deuxième offre : internet seulement 49 € ; internet + papier 129 €. Dans le premier cas, une majorité choisit la formule internet et papier ; dans le second cas, internet seulement. Le biais a été créé dans la première offre par l’équivalence monétaire de l’offre papier et de l’offre papier+internet : au même prix, on a deux fois plus, c’est donc une bonne affaire (même si le prix est élevé et qu’initialement, on ne pensait pas trop à la version imprimée).


Exemple 4 :
pour économiser 5 € sur l’achat d’un stylo à 25 €, nous sommes prêts à consacrer un quart d’heure pour nous rendre à un point de vente moins cher, alors que pour économiser 5 € sur l’achat d’un costume à 299 €, très peu feront le déplacement prenant un même quart d’heure. La dépense de temps et l’économie d’argent sont exactement les mêmes… mais pas pour notre cerveau !


La publicité et le marketing ont capté de longue date la dimension non-rationnelle de nos comportements : les marques vendent avant tout une image où la valeur d’usage et la valeur d’échange des produits cèdent la place à la valeur-signe ouverte à l’imaginaire. Et cela marche. On a par exemple montré que des volontaires préfèrent un verre de Pepsi à un verre de Coca en test aveugle, mais que les préférences s’inversent lorsque les marques sont visibles : ce n’est pas le goût qui l’emporte, mais une autopersuasion liée à une attente.


Est-ce à dire que nous sommes manipulés par notre inconscient, soumis à des biais cognitifs dans tous nos choix et incapables finalement de prendre des décisions rationnelles ? Non, et heureusement ! « De nombreuses découvertes montrent que nous sommes émotifs, myopes, aisément trompés ou distraits. Néanmoins, les entreprises qui investissent dans l’expérimentation comportementale peuvent améliorer leur prise de décision et diminuer les risques ». Car lorsqu’elle est révélée à elle-même, l’irrationalité est plus aisément combattue : l’apprentissage cognitif permet ainsi de repérer les biais les plus fréquents pour les éviter.


Et donc, si l’on vous donne le choix entre un bon de réduction gratuit de 10 € sur le site Amazon et un bon de réduction de 20 € sur le site Fnac, mais vous coûtant cette fois 8 €, vous choisissez bien sûr…


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